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Tout avait basculé le 2 mai. Nous étions devenues amies, pas tant parce que nous le voulions, mais parce
que nous le devions. Je sais, vous allez peut-être penser que je suis folle, mais j’avais l’impression que
tel était notre destin.
J’ai senti, plutôt que je ne les ai vus, des flashs d’appareils photo au fond de l’assistance. J’ai
entendu des journalistes murmurer entre eux. Jessica s’est écartée pour me laisser la parole et je me suis
raclé la gorge…
Ils étaient tous là : Stacey, Duce, David, Mason, mes vieux copains. Et Josh, Meghan, même Troy,
assis au fond avec les parents de Meghan. Ils étaient tous là, telle une onde de malaise et de tristesse,
chacun cachant sa peine, et chacun se racontant sa propre histoire, ni plus triomphale ni plus tragique que
celle du voisin. J’ai pensé à Nick. D’une certaine façon il avait raison : à un moment ou un autre, chacun
était gagnant. Mais ce qu’il n’avait pas compris, c’est que l’inverse était aussi vrai : à un moment ou un
autre, chacun était perdant. L’un et l’autre étaient forcément liés.
Mme Tate m’observait en se rongeant les ongles. Maman avait les yeux fermés. J’ai été tentée, un
quart de seconde, de suivre mon intuition et d’en profiter pour demander pardon. Au monde entier.
Officiellement. Car ils avaient peut-être plus besoin d’un « pardon » que de ce que je m’apprêtais à leur
offrir.
La main de Jessica a glissé dans la mienne, au moment où j’ai vu Angela Dash plonger le nez dans un
carnet et commencer à griffonner. J’ai jeté un œil sur la feuille où j’avais tapé mon discours et je me suis
lancée :
– Cette année au lycée de Garvin, nous avons été confrontés à une réalité particulièrement violente.
La haine des gens, telle est la réalité que nous avons dû affronter. Les gens haïssent les autres, ils se
haïssent eux-mêmes, ils ont des rancœurs, ils attendent des châtiments.
J’ai jeté un œil sur M. Angerson : il avait l’air prêt à bondir sur moi pour m’arrêter au cas où j’irais
trop loin. J’ai senti que je vacillais. Heureusement, Jessica m’a serré la main et j’ai repris :
– Aujourd’hui les journaux annoncent que nous avons renoncé à la haine…
Angela Dash a reculé sur sa chaise et croisé les bras, laissant tomber son carnet et son stylo. Elle me
dévisageait avec un regard noir et une moue affreuse aux lèvres. J’ai repris ma respiration et j’ai
continué :
– Je ne sais pas s’il est possible d’arracher la haine du cœur des gens. Même du nôtre, alors que nous
avons été les témoins directs des ravages qu’elle peut provoquer. En tout cas, aujourd’hui nous souffrons,
tous. Et nous souffrirons encore longtemps. Mais nous, sans doute plus que quiconque présent ici, sommes
obligés de poursuivre en cherchant à établir une nouvelle réalité. Une réalité meilleure.
J’ai jeté un œil sur le docteur Hieler : il avait les bras croisés et se frottait la lèvre avec le doigt. Je
crois qu’il a hoché la tête, à peine, dans ma direction. À ce moment-là, j’ai laissé la place à Jessica qui
s’est penchée vers le micro, sans me lâcher la main.
– Oui, il est possible de changer, a-t-elle poursuivi. C’est difficile, et la plupart des gens renoncent,
mais c’est possible. Par exemple, il est possible de dépasser la haine en ouvrant son cœur à un ou une
amie. Ou en sauvant la vie d’un ennemi ou d’une ennemie.
Elle m’a fait un clin d’œil ravi et j’ai souri en retour, un peu triste. Je me demandais si nous serions
longtemps amies, même après un moment aussi émouvant. Et même si l’on se reverrait une ou deux fois
après la cérémonie.
– Cependant, pour changer, il faut apprendre à écouter et à accepter l’autre. Apprendre à entendre. À
entendre, vraiment. En tant que présidente de la promotion de l’année 2009, je vous demande à tous de ne
jamais oublier les victimes de la tuerie du 2 mai et d’accepter la réalité de ce que chacun était.
Je me suis raclé la gorge et j’ai pris le relais :
– Beaucoup de ceux qui sont morts ont perdu la vie parce que celui qui a tiré… parce que… parce
que mon petit ami, Nick Levil, et moi, nous pensions que ces personnes étaient malveillantes. Mais nous