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Les yeux jaunes des crocodiles

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plus que tes grands <strong>yeux</strong>, ta taille de guêpe et voilà il tombe à tes<br />

pieds ! Et voilà c’est toi qui mets ta main dans sa poche de<br />

duffle-coat ! Et voilà vous vous envoyez furieusement en l’air !<br />

C’est comme ça que tu dois penser, Jo, pas autrement.<br />

Joséphine l’écoutait, la tête toujours baissée.<br />

— Je ne dois pas être taillée pour vivre de grands romans<br />

d’amour.<br />

— Ne me dis pas que tu t’étais déjà construit tout un roman ?<br />

Jo, piteuse, hocha la tête.<br />

— J’ai bien peur que si…<br />

Shirley embraya, empoigna le volant, démarra d’un coup sec<br />

et violent, imprimant toute sa rage sur la chaussée, y déposant<br />

l’empreinte de ses pneus.<br />

Ce matin-là, en arrivant au bureau, Josiane eut un appel de<br />

son frère l’informant que leur mère était morte. Bien qu’elle<br />

n’ait reçu que <strong>des</strong> coups de sa mère, elle pleura. Elle pleura sur<br />

son père décédé dix ans auparavant, sur son enfance zébrée de<br />

souffrances, sur les tendresses jamais données, les fous rires<br />

jamais partagés, les compliments jamais formulés, sur tout ce<br />

vide qui lui faisait si mal. Elle se sentit orpheline. Puis elle<br />

réalisa qu’elle était vraiment devenue orpheline et elle redoubla<br />

de pleurs. C’était comme si elle rattrapait le temps perdu :<br />

petite, elle n’avait pas le droit de pleurer. Une grimace de larmes<br />

et c’était la taloche qui partait, sifflait dans l’air et venait brûler<br />

sa joue. Elle comprit, en versant <strong>des</strong> larmes, qu’elle tendait la<br />

main à cette petite fille qui n’avait jamais pu pleurer, que c’était<br />

une manière de la consoler, de la prendre dans ses bras, de lui<br />

faire une petite place à ses côtés. C’est drôle, se dit-elle, j’ai<br />

l’impression que je suis double : la Josiane de trente-huit ans,<br />

rusée, déterminée, qui sait faire valser la vie sans qu’on lui<br />

marche sur les pieds, et l’autre, la petite fille barbouillée et<br />

maladroite qui a mal au ventre à force d’avoir peur, d’avoir faim,<br />

d’avoir froid. En pleurant, elle les réunissait toutes les deux et<br />

c’était bon, ces retrouvailles.<br />

— Mais qu’est-ce qu’il se passe ici ? C’est le bureau <strong>des</strong><br />

pleurs, ma parole. Et vous ne répondez pas au téléphone !<br />

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