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Les yeux jaunes des crocodiles

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Et puis… tout lui revint.<br />

Le jour de leur rencontre. La première fois qu’elle l’avait vu,<br />

il était perdu dans une rue de Paris, il tenait un plan de la ville à<br />

la main et cherchait son chemin. Elle l’avait pris pour un<br />

étranger. Elle s’était approchée et lui avait demandé en<br />

articulant « je peux vous aider ? ». Il lui avait jeté un regard<br />

éperdu, avait expliqué : « J’ai un rendez-vous important, un<br />

rendez-vous d’affaires, et j’ai peur d’être en retard. – Ce n’est<br />

pas loin, je vais vous y conduire », avait-elle dit. Il faisait beau<br />

ce jour-là, c’était le premier jour d’été à Paris, elle portait une<br />

robe légère, elle venait d’être reçue à son agrégation de lettres.<br />

Elle se promenait le nez en l’air. Elle l’avait piloté et l’avait laissé<br />

devant une grande porte en bois verni, avenue de Friedland. Il<br />

transpirait, s’était essuyé le visage et avait demandé, inquiet :<br />

« Je suis présentable ? » Elle avait ri et avait dit : « Vous êtes<br />

impeccable. » Il l’avait remerciée avec un regard de chien battu.<br />

Elle se souvenait très bien de ce regard. Elle s’était dit : C’est<br />

bien, je lui ai rendu service, j’ai servi à quelque chose<br />

aujourd’hui, il a l’air si misérable, ce pauvre garçon. Oui, c’était<br />

exactement en ces termes qu’elle avait pensé à lui. Il lui avait<br />

proposé d’aller boire un verre après son rendez-vous, « si ça se<br />

passe bien, on fêtera ma nouvelle embauche, sinon vous me<br />

consolerez ». Elle avait trouvé cela un peu maladroit comme<br />

invitation, mais elle avait accepté. Je me souviens très bien<br />

d’avoir accepté parce qu’il ne me faisait pas peur, qu’il faisait<br />

beau, que je n’avais rien à faire et que j’avais envie de le<br />

protéger. Il ne semblait pas à sa place dans cette ville trop<br />

grande pour lui, dans ce costume trop ample, avec ce plan qu’il<br />

ne savait pas lire et les rigoles de sueur qui lui coulaient dans les<br />

<strong>yeux</strong>. En attendant de le retrouver, elle était allée se promener<br />

sur les Champs-Élysées, avait acheté une glace vanille-chocolat,<br />

un tube de rouge à lèvres. Elle était revenue le chercher devant<br />

la même porte en bois verni. Elle avait retrouvé un homme<br />

flamboyant, sûr de lui, autoritaire presque. Elle s’était demandé<br />

si c’était elle qui l’avait idéalisé le temps de sa promenade ou si<br />

elle l’avait mal perçu la première fois. Elle l’avait vu sous un<br />

angle nouveau : viril, réconfortant, spirituel. « Ça a marché<br />

comme sur <strong>des</strong> roulettes, lui avait-il dit, je suis embauché ! » Il<br />

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