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Les yeux jaunes des crocodiles

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Il avait l’air déçu et brandissait les deux Tampax comme<br />

deux points d’interrogation.<br />

— T’es pas cool…<br />

Dans la cuisine, Shirley s’activait. Un grand tablier noué<br />

autour de la taille, elle débarrassait les assiettes, raclait les<br />

restes, les jetait à la poubelle, faisait couler l’eau à grands flots<br />

pendant que sur sa cuisinière, dans de gran<strong>des</strong> casseroles en<br />

fonte, mijotait ce qui, d’après les délicats fumets qui s’en<br />

dégageaient, devait être un lapin moutarde et un potage de<br />

légumes. Shirley était une inconditionnelle <strong>des</strong> produits<br />

naturels et frais. Elle ne mangeait aucune conserve, aucun<br />

surgelé, lisait attentivement toutes les étiquettes collées sur les<br />

yaourts et autorisait Gary à avaler un aliment chimique par<br />

semaine afin, disait-elle, de l’immuniser contre les dangers de<br />

l’alimentation moderne. Elle lavait son linge à la main et au<br />

savon de Marseille, le faisait sécher à plat sur de larges<br />

serviettes, regardait rarement la télévision, écoutait chaque<br />

après-midi la BBC, seule radio intelligente, d’après elle. C’était<br />

une femme grande, large d’épaules, avec <strong>des</strong> cheveux blonds<br />

courts et épais, de grands <strong>yeux</strong> dorés, une peau de bébé hâlée<br />

par le soleil. De dos, on l’appelait monsieur et on la bousculait,<br />

de face, on s’écartait avec déférence pour la laisser passer. Mihomme,<br />

mi-vamp, disait-elle en riant, je peux faire le coup de<br />

poing dans le métro et ranimer mes agresseurs en battant <strong>des</strong><br />

cils ! Shirley était ceinture noire de jiu-jitsu.<br />

Écossaise, elle racontait qu’elle était venue en France pour<br />

suivre les cours d’une école hôtelière et n’était plus jamais<br />

repartie. Le charme français ! Elle gagnait sa vie en donnant <strong>des</strong><br />

leçons de chant au conservatoire de Courbevoie, <strong>des</strong> leçons<br />

particulières d’anglais à <strong>des</strong> cadres affamés de réussite, et<br />

confectionnait de délicieux gâteaux qu’elle vendait quinze euros<br />

pièce à un restaurant de Neuilly qui lui en commandait une<br />

dizaine par semaine. Et parfois, plus. Chez elle, on humait le<br />

légume qui blondit, la pâtisserie qui gonfle, le chocolat qui fond,<br />

le caramel qui cristallise, l’oignon qui dore et la poularde qui<br />

rissole. Elle élevait, seule, son fils Gary, ne parlait jamais du<br />

père de l’enfant, émettait, quand on y faisait allusion, quelques<br />

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