Concerto à la mémoire d'un ange
Concerto à la mémoire d'un ange
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Le jeune prêtre l’écoutait, livide, réprobateur, horrifié.<br />
Il <strong>la</strong> quitta sans un mot, se contentant de tracer une croix sur<br />
elle.<br />
Le lendemain, <strong>à</strong> l’office de sept heures, elle devina <strong>à</strong> ses<br />
cernes mauves qu’il avait peu ou mal dormi.<br />
Après déjeuner, en entrant dans le confessionnal, il lui<br />
confirma qu’il avait manqué de sommeil.<br />
Cet aveu <strong>la</strong> ravit : elle s’était emparée de lui, il s’était tourné<br />
et retourné entre ses draps en songeant <strong>à</strong> elle. Puisqu’elle avait<br />
fait pareil de son côté, on pouvait presque dire qu’ils avaient<br />
passé <strong>la</strong> nuit ensemble.<br />
Cette après-midi-l<strong>à</strong>, elle revint sur son crime inaugural, celui<br />
de Raoul, et, d’instinct, sans vraiment savoir pourquoi, lui<br />
débita d’une tout autre manière, d’une façon plus noire, plus<br />
réaliste, en accentuant son dégoût pour cet homme sénile, sa<br />
haine pour les attouchements auxquels il <strong>la</strong> forçait. Tout en se<br />
peignant comme une jeune femme victime d’un fossile<br />
libidineux, elle démasquait ses sentiments obscurs, ses calculs,<br />
ses désirs criminels ; elle décrivit en détail ce long<br />
empoisonnement <strong>à</strong> l’arsenic sur neuf mois afin que <strong>la</strong> dose<br />
devienne fatale sans être repérable, son sou<strong>la</strong>gement lors du<br />
décès, sa comédie de veuve éplorée aux obsèques, sa gaieté de<br />
recevoir l’argent, <strong>la</strong> maison, sans plus avoir de comptes <strong>à</strong> rendre<br />
<strong>à</strong> quiconque.<br />
Chaque jour, elle vint <strong>à</strong> l’église déballer ses crimes. Chaque<br />
nuit, le jeune homme, obsédé par le récit de ces horreurs,<br />
perdait quelques heures de sommeil.<br />
En se racontant, Marie jouissait de s’exprimer enfin,<br />
d’exhiber ses souvenirs et surtout de se découvrir des mobiles<br />
insoupçonnés. Car si les meurtres demeuraient, ses raisons de<br />
les commettre variaient du lundi au dimanche. Quelle était <strong>la</strong><br />
bonne ? Celle du mardi, du mercredi, du vendredi ou du<br />
samedi ? Toutes. Elle raffo<strong>la</strong>it de ces nuances ; alors que<br />
pendant des années elle avait dû s’en tenir <strong>à</strong> <strong>la</strong> version « non<br />
coupable », explorer <strong>la</strong> version « coupable » lui permettait de<br />
saisir <strong>la</strong> complexité de ses comportements, les couleurs infinies<br />
de ses intentions ; Marie jubi<strong>la</strong>it de se révéler si riche, si diverse,<br />
si profonde… Une faculté supplémentaire lui était donnée : non<br />
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