Daniel Kaplan - Portail documentaire du Ministère de l'Ecologie

étudiée. Le concept de communauté conditionne
bien souvent les études sur les phénomènes de
sociabilité en ligne. Employé à tort et à raison, il reste
un concept flou. Aussi ne pouvons-nous faire
l’économie d’une analyse exploratoire de ce concept
afin de déterminer sa validité opératoire dans le cadre
de notre propre étude. Nous verrons que le concept
de « public » permet de renouveler avantageusement
l’approche sur les espaces de sociabilité virtuels.
Les usagers des jeux vidéo en ligne
forment-ils une « communauté » ?
On ne peut envisager de parler de « communauté
» sans revenir plus précisément sur les
écrits de Ferdinand Tönnies, dont les travaux sont
souvent évoqués, mais rarement étudiés.
Ce théoricien allemand, qui a développé sa
pensée dans le contexte de la République de Weimar,
est à l’origine du couple d’opposition « communauté
» versus « société ». Cette dichotomie renvoie à
la thèse de Tönnies selon laquelle on passerait
progressivement, dans le développement des civilisations,
de la communauté à la société. Ce mouvement
suivrait le progrès du rationalisme et de l’Aufklärung.
Tönnies voit dans la « société » le règne du principe
d’organisation, alors que la « communauté » est
davantage placée sous le signe de la conscience d’un
« être ensemble ».
La vision linéaire du passage de la communauté à
la société, telle que Tönnies la présente, ne résiste
cependant pas à l’examen des pratiques politiques.
L’Europe de la deuxième moitié du XX e siècle en est ici
une illustration remarquable : rappelons en effet que
les rédacteurs du Traité de Paris (1951) ainsi que de
celui de Rome (1957) utilisent délibérément le vocable
« communauté » pour désigner l’organisation alors en
train d’être créée. L’emploi de la notion de
communauté peut ici être appréhendé comme une
volonté de dépasser le concept d’État-Nation
fortement corrompu par la Seconde Guerre mondiale.
Était ainsi soulignée l’unité organisationnelle de
peuples dont on entendait qu’ils ne devaient plus se
penser dans le seul cadre national. On peut y voir un
changement de paradigme dans la façon de penser les
organisations étatiques et l’unité d’une nation, qui, en
se référant à Tönnies, renverrait pourtant au principe
d’organisation, c’est-à-dire, à une organisation devant
succéder à celle de la « communauté ». Autrement dit,
le monde politique a retenu la distinction de Tönnies
entre « communauté » et « société » mais a inversé
librement l’ordre diachronique et hiérarchique des
deux modèles.
Les jeux vidéo en ligne
Aussi, est-il nécessaire, de considérer
« communauté » et « société » davantage comme
deux idéals-types, comme le fera ensuite Max Weber
dans son étude de ce qu’il appelle la « communalisation
» 4 . Autrement dit, il faut envisager
« communauté » et « société » comme les deux faces
de Janus, des types « purs » ne pouvant être
retrouvés dans la réalité sociologique. Max Weber se
gardera ainsi de séparer strictement société et
communauté, dont il ne donnera d’ailleurs pas de
définitions précises. Il écrit ainsi :
« [Les communautés] sont des structures extrêmement
diverses – plus ou moins amorphes et sociétisées, plus
ou moins continues ou discontinues, plus ou moins
ouvertes ou fermées » 5 .
On retiendra des descriptions des différents
types de communautés selon Max Weber, que dans la
communauté existe un sentiment de l’être ensemble,
ou du moins une « tendance » de cet être ensemble,
voire plus simplement le sentiment d’avoir « quelque
chose en commun ». De même, selon Weber, une
communauté peut se former selon différentes
logiques et critères : par exemple, pour reprendre les
catégories weberiennes, la nécessité d’élever ses
enfants, dans la communauté mère-enfant, un
sentiment émotionnel dans les communautés
religieuses, l’idée d’un destin commun dans les
communautés politiques, une couleur de peau ou
une langue dans le cas des communautés ethniques,
chaque motif ne créant pas de fait la communauté,
mais étant davantage susceptible de la créer ou de la
renforcer. De même certains motifs peuvent s’additionner
et ainsi superposer plusieurs communautés.
Ce qui ressort de l’analyse de Max Weber, c’est que la
communauté peut tenir, tant de l’unité autour d’un
élément concret (par exemple la couleur de peau)
que plus vaguement d’un système de valeurs
partagées ou de relations plus ou moins imposées.
Max Weber met en valeur de plus l’étroite
proximité entre plusieurs définitions d’une même
structure. L’auteur montre dans sa description des
« communautés domestiques » que celles-ci pouvaient
prendre la forme d’une entreprise ayant pour
but le profit. On est ainsi face à un corps social qui
produit des biens (« communauté de biens ») ou qui
gère des rentes (« communauté de gestion »), lequel
peut être analysé selon les critères de la science
économique, et qui en même temps ne s’oppose pas
pour autant à sa qualité de « famille » (plus ou moins
étendue). Autrement dit, la communauté de sang
peut être en quelque sorte « doublée » par une autre
dimension de cette communauté, où prime
l’entretien de la structure en question.
4 C’est en tant qu’idéal-type que Max Weber utilisera le concept de « communauté » dans son ouvrage Économie et Société. Il revient longuement sur
les différents types de communauté : de la communauté de base qu’est la relation entre l’enfant et la mère, à la « communauté de marché », cette
forme de communauté étant fortement rationalisée, avec, pour point central de la « communalisation », l’argent. Max Weber écrit ainsi : « L’action
de l’argent est communalisante du fait des rapports d’intérêts réels entre les gens intéressés, actuellement ou potentiellement, au marché ou au paiement.
[…] La communauté de marché en tant que telle est le plus impersonnel des rapports de la vie pratique dans lesquels les hommes peuvent se trouver. »
(Économie et Société. – Tome II. – Paris, Plon/Pocket, 1995 (traduction de : Wirtschaft und Gesellschaft. – Tübingen : Mohr, 1956), p. 411).
5 Max Weber – Économie et Société. – Tome II. – Paris, Plon/Pocket, 1995 (traduction de Wirtschaft und Gesellschaft. – Tübingen : Mohr, 1956), p. 410.
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