BILaN DE PaRCouRS 1 - Editions Bréal
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Texte 2 (manuel de l’élève p. 168)<br />
Le déchirement de l’être : une épopée<br />
« L’Âge héroïque »<br />
Des lieux aux personnages, de la dépossession au combat<br />
Alors que le poème « Déchéance » adopte la forme du<br />
conte ou de la fable, « L’Âge héroïque », tout en demeurant<br />
dans la forme du récit, détourne une scène convenue<br />
de l’épopée, le duel des chefs, bâti sur le modèle de celui<br />
qui oppose, dans L’Iliade, en l’absence de victoire collective<br />
de l’un ou l’autre camp, Achille et Hector. Comme les<br />
deux histoires d’Emme qui le précèdent dans le recueil, ce<br />
poème fait donc intervenir des personnages. Il inscrit la<br />
quête de sens et d’identité du moi divisé dans une parodie<br />
burlesque du registre épique. Cette fois-ci, le mouvement<br />
ambivalent de quête et de refus de l’identité et d’agression<br />
contre soi-même adopte la forme d’un récit au passé simple,<br />
à la 3 e personne du singulier.<br />
On notera que l’ampleur des phrases situe le poème<br />
dans une expansion qui n’est pas celle du verset mais se<br />
trouve particulièrement bien rythmée par le retour, mécanique,<br />
en tête de phrase, de noms onomatopéiques et isométriques<br />
« Barabo » et « Poumapi », qui contrastent avec des<br />
formulations plus classiques.<br />
Cet ancrage héroïque a pour effet de situer le récit dans<br />
le temps mythique des origines, mais la narration, en reprenant<br />
le topos du combat singulier, déplace le conflit dans un<br />
autre « lieu » de refus de soi, exploré de façon déterminante<br />
par le recueil, celui du corps. Dans une vision du monde où<br />
le combat constitue le mode essentiel de relation entre le<br />
sujet et son environnement, le poète emprunte à l’épopée<br />
le motif séculaire du corps à corps qui souligne à la fois<br />
la grandeur de l’affrontement, la violence du combat et son<br />
aspect dérisoire. Il conviendra aussi de ne pas oublier que<br />
le combat singulier se déroule, dans l’épopée antique, sous<br />
le regard des dieux qui en déterminent l’issue, avant qu’au<br />
Moyen Âge il n’apparaisse comme le jugement de Dieu qui<br />
prend parti dans le conflit : sous la plume d’un Michaux<br />
confronté au silence et au refus de toute transcendance,<br />
l’issue du combat n’a guère de sens.<br />
Cet affrontement sans ordalie oppose, dans la reprise<br />
d’un autre scénario mythique (voir chap. 6 parcours 1, page<br />
315), deux frères ennemis, qu’il est tentant d’identifier aux<br />
deux forces qui se combattent dans le poète ou bien à deux<br />
des différents « états » qui se succèdent en lui. Il y en en<br />
effet à l’intérieur même de Michaux deux espaces qui se<br />
rejettent : celui « du dehors », nomade qui renvoie à la<br />
figure d’Abel, celui « du dedans », sédentaire, qui correspond<br />
à la figure de Caïn.<br />
Éléments pour une lecture analytique<br />
I. Un combat mécanique.<br />
Des combattants improbables et clownesques<br />
Après avoir présenté son personnage comme un<br />
« géant », le poète s’empresse de démythifier le motif du<br />
combat singulier en le représentant comme un jeu dont les<br />
protagonistes deviennent des personnages enfantins comparables<br />
à de sales gosses. Dans ce registre, il substitue à<br />
l’exercice très codé du duel un échange en forme de « jeu »<br />
(l.1, l.6) trivial et se situe en dehors de toute ambition<br />
héroïque et de tout rituel : les personnages appartiennent<br />
à l’univers du cirque et des jongleurs et se rapprochent<br />
d’autres figures essentielles chez Michaux, comme le personnage<br />
de Plume, sorte de clown maladroit. Le combat<br />
commence par le hasard d’un coup bas (« une oreille arrachée,<br />
en jouant », un coup rendu « par distraction ») et se<br />
poursuit mécaniquement.<br />
C’est ce que suggère la disposition typographique du<br />
texte : chaque étape de la lutte étant matérialisée par un<br />
passage à la ligne, le lecteur assiste à une sorte de partie<br />
de ping-pong dont les balles seraient Barabo et Poumapi,<br />
deux noms interchangeables, composés de trois syllabes<br />
onomatopéiques et jouant sur deux allitérations voisines, la<br />
consonne sourde « p » de Poumapi faisant écho à sa sœur<br />
sonore « b ». Le combat ne correspond à aucune règle définie,<br />
certains coups sont donnés « par surprise » (lignes 6,<br />
12, 18), d’autres sur le mode « franc » (ligne 13). Tout se<br />
passe comme si de « riposte » en « surprises » respectivement<br />
éprouvées par les deux personnages (ligne 6, ligne<br />
19), l’issue avait peu d’importance. L’énonciateur qui ne<br />
semble pas totalement omniscient, souligne avec une certaine<br />
malice la « grande cruauté » de Poumapi mais semble<br />
parfois indifférent. Il introduit, comme dans les récits héroïques,<br />
des rebondissements, mais la lutte dont l’issue est largement<br />
prévisible demeure « grotesque » et se conclut par<br />
l’évanouissement des protagonistes, par cette aspiration au<br />
rien et au vide, propre aux personnages de Michaux.<br />
II. La lutte d’un couple gémellaire en forme d’automutilation<br />
En effet, les coups portés ne sont pas destinés à abattre<br />
l’adversaire et n’atteignent pas les zones du corps traditionnellement<br />
visées dans un combat singulier mais les<br />
parties les moins nobles – « orteils », « fesse », « nombril »,<br />
« pied », « abdomen », « mâchoire » – qui apparaissent<br />
sous forme d’inventaire comme sur une planche anatomique.<br />
Dans cet échange souvent maladroit, le rapport de<br />
force compte peu : peu importe ce qui frappe, les blessures<br />
ne sont pas infligées par l’épée, l’arme noble est remplacée<br />
par le croche-pied et le corps-à-corps devient une sinistre<br />
empoignade : on « arrache » (lignes 1, 9), on « fauche »<br />
(ligne 8), on démet un bras, on brise, on « s’étrangle ». Le<br />
but n’est pas la mort mais la mutilation de deux corps en<br />
fusion qui rapidement n’en font qu’un : aucun des deux<br />
belligérants ne conserve durablement l’avantage et lorsque<br />
Barabo (lignes 23-26) plonge sur Poumapi, il « s’effondre<br />
».<br />
L’usage de la forme pronominale produit d’ailleurs dans<br />
ces vers un effet ambigu : en effet, l’action décrite par le<br />
fait de « s’effondrer » ou de « s’étrangler » peut être envisagée<br />
grammaticalement comme « réfléchie » ou « réciproque<br />
» ; en s’effondrant sur Poumapi, Barabo lui brise les<br />
jambes mais se blesse aussi lui-même. Et quand les deux<br />
combattants essayent vainement de « s’étrangler », ils tom-<br />
Chapitre 3 - Écriture poétique et quête du sens • 65