BILaN DE PaRCouRS 1 - Editions Bréal
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<strong>PaRCouRS</strong> 3<br />
Ô vous, frères humains, Albert Cohen, 1972,<br />
un humanisme de la compassion<br />
Manuel de l’élève pp. 227<br />
PROBLÉMATIQUE<br />
L’œuvre complète abordée ici par une série d’extraits<br />
se situe presque à la fin de la vie d’Albert Cohen, plus<br />
que septuagénaire lorsqu’il rédige ce livre, et qui a publié<br />
peu d’années auparavant la somme que constitue Belle du<br />
seigneur. Avoir achevé sa confrontation avec cet énorme<br />
roman libère pour ainsi dire sa parole, et lui laisse le loisir,<br />
au soir de sa vie, de revenir sur les faits qu’il a vécus, et sur<br />
leur relation avec les grands maux du XX e siècle.<br />
Le texte 1, à l’ouverture du livre, marque à la fois l’extrême<br />
littérarité du projet, par la recherche d’expressivité<br />
et d’images que fait Cohen quasi à chaque phrase, et son<br />
ambition de se situer concrètement par rapport au réel : son<br />
propre vécu en tant qu’homme, et la relation de ce vécu<br />
avec la condition humaine tout entière, vue à travers la<br />
position juive spécifique, qui selon Cohen est une des voies<br />
par où l’on peut accéder à l’universel. On peut observer une<br />
certaine animosité à l’encontre à la fois de ce qu’on pourrait<br />
appeler une littérature « bourgeoise » et du monde dans<br />
lequel elle évolue, une sorte de ressentiment avec lequel le<br />
livre va se confronter.<br />
Le texte 2 présente, en deux brefs chapitres, le fait central<br />
autour duquel s’articule la mémoire dans tout le livre :<br />
l’agression verbale antisémite dont l’auteur fut victime en<br />
pleine rue à l’âge de dix ans, et la réaction qu’il eut sur<br />
le moment. Dans le chap. X, l’emploi du discours direct<br />
ne signifie évidemment pas que les mots du camelot sont<br />
reproduits à l’identique, mais il permet de faire sentir aussi<br />
efficacement que possible la violence de termes et de ton<br />
qu’il avait sans doute empruntée, et il place le lecteur, qui<br />
n’est pas dans le feu de cette action, mais en train de lire<br />
tranquillement, dans l’obligation morale de se situer par<br />
rapport à ce discours-là, tout en lui fournissant pour ce faire<br />
un matériau supplémentaire sous la forme de la réaction<br />
certes maladroite et vouée à l’échec de l’enfant, mais seule<br />
réaction que, désarmé face aux mots, il eut alors à sa disposition<br />
; il faut observer que le livre à aucun moment ne<br />
profère de parole haineuse ni véritablement violente contre<br />
le camelot, dont les motivations sont au contraire analysées<br />
à plusieurs reprises.<br />
Le texte 3 développe le projet du livre : Cohen va chercher<br />
à comprendre quelles ont pu être les motivations de la<br />
tirade haineuse du camelot, et en trouve plutôt trop que pas<br />
assez : hérédité, influence du milieu, pauvreté, faiblesse<br />
psychologique si répandue qui nous fait jouir du malheur<br />
d’autrui. Il articule cette tentative de compréhension<br />
factuelle avec un niveau qu’on peut dire « moral », où le<br />
pardon s’impose, mais pas au nom de valeurs abstraites :<br />
plutôt parce que c’est le seul choix possible une fois que<br />
l’on a identifié la communauté de destinée qui unit tous les<br />
hommes lorsqu’on regarde leur vie avec assez de hauteur,<br />
c’est-à-dire la condamnation universelle à la mort.<br />
Le texte 4 vient préciser la situation de l’homme Albert<br />
Cohen par rapport à son pays : juifs grecs immigrés à Marseille,<br />
ses parents, et à travers eux l’enfant, ont idéalisé leur<br />
pays d’accueil, celui qui a émancipé les juifs à la Révolution<br />
et qui a proclamé l’égalité de tous les hommes. On<br />
n’est, avec une sorte de candeur assumée, pas très loin du<br />
vers de du Bellay « France, mère des arts, des armes et des<br />
lois ». Le mouvement est double : désenchantement dans le<br />
chap. XXII, le camelot ayant brisé le naïf rêve patriotique<br />
de l’enfant, mais au chap. XXIII foi tout de même dans la<br />
destinée de ce pays où Cohen a trouvé ses amis, et aussi<br />
la gloire littéraire, avec le procédé classique de l’adresse<br />
directe (par personnalisation) à la France.<br />
C’est à une technique argumentative usuelle qu’a<br />
recours le texte 5 ; en nous conviant à assister comme de<br />
l’intérieur aux réactions psychologiques de l’enfant face<br />
aux insultes du camelot, Cohen nous empêche de demeurer<br />
émotionnellement neutres, et nous oblige à constater<br />
que l’enfant a réagi comme le ferait tout enfant dans cette<br />
situation : tentative de déni, recours à une pensée magique,<br />
plans de vengeance indistincts. La destinée de l’écrivain se<br />
lit en filigrane dans le serment que se fait l’enfant de rétablir<br />
plus tard la justice et l’harmonie – même si, n’étant pas<br />
naïf, l’auteur sous-tend d’ironie tout le passage.<br />
Les trois brefs chapitres qui constituent le texte 6 marquent<br />
paradoxalement la (relative) confiance que place<br />
l’écrivain dans la force des mots : en répétant (chap. LVII)<br />
jusqu’à l’écœurement les insultes auxquelles il a été<br />
confronté, il en démontre la puissance, la violence, il nous<br />
contraint en tant que lecteurs à subir nous-mêmes cette<br />
violence, plus développée que les images mentales (LVI)<br />
ou les gestes (LVIII) qui constituent les autres réactions<br />
de l’enfant, car c’est dans les mots qu’est l’agression initiale,<br />
et peut-être le remède qui peut lui être apporté. La<br />
répétition obsédante de « sale Juif » est autant formulée<br />
par l’enfant de dix ans que par le vieillard qui écrit, non<br />
pas tant en guise d’exorcisme que pour en assener le côté<br />
odieux jusqu’au dégoût, et aussi pour en souligner l’absurdité<br />
en tant que langage : la violence s’auto-détruit, le sens<br />
se réduit finalement à un objet sonore.<br />
Le texte 7 élargit la perspective aux autres personnes<br />
indirectement impliquées dans l’insulte : les parents<br />
du petit Albert voient gâchée leur joie d’offrir une belle<br />
fête d’anniversaire à leur fils, et à travers eux s’ouvre une<br />
dimension collective ; comme la plupart des familles juives,<br />
celle d’Albert Cohen a perdu des membres dans des<br />
camps d’extermination durant la guerre, et au-delà de cette<br />
cicatrice familiale, c’est la blessure de la shoah qui demeure<br />
ouverte ; l’auteur prend soin de relativiser son propre malheur,<br />
mais la petite souffrance que lui a causée l’insulte du<br />
camelot est comme un signe, une prémonition de la catastrophe<br />
qui accablera son peuple.<br />
Le texte 8 enfin, dernier chap. du livre, ouvre une nouvelle<br />
fois le thème de la souffrance vers celui du destin<br />
commun à tous : la mort, qui ne laisse rien subsister, et<br />
face à quoi la solidarité entre les hommes devrait primer.<br />
Le mot « mort » prend ici la place obsédante que prenaient<br />
Chapitre 4 - La question de l’homme dans les genres de l’argumentation du xvi e siècle à nos jours • 87