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Lire le livre - Bibliothèque

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m’accompagne partout où je vais »); <strong>le</strong>s pacifistes munichois : Giono, Alain, Morand,Montherlant, Saint-John Perse (membre de la délégation française à Munich, ilparticipait au plus près à l’humiliation de mon pays natal); puis, <strong>le</strong>s communistes et<strong>le</strong>urs sympathisants : Maïakovski (aujourd’hui, qui se souvient de sa poésie d’amour, deses incroyab<strong>le</strong>s métaphores ?), Gorki, G.B. Shaw, Brecht (qui subit ainsi son secondprocès), Eluard (cet ange exterminateur qui ornait sa signature de l’image de deuxépées), Picasso, Léger, Aragon (comment pourrais-je oublier qu’il m’a tendu la main àun moment diffici<strong>le</strong> de ma vie ?), Nezval (son autoportrait à l’hui<strong>le</strong> est accroché à côtéde ma bibliothèque), Sartre. Certains subissent un doub<strong>le</strong> procès, accusés d’abord detrahison envers la révolution, accusés ensuite en raison des services qu’ils lui avaientrendus auparavant : Gide (symbo<strong>le</strong> de tout <strong>le</strong> mal, pour <strong>le</strong>s anciens pays communistes),Chostakovitch (pour racheter sa musique diffici<strong>le</strong>, il fabriquait des inepties pour <strong>le</strong>sbesoins du régime; il prétendait que pour l’histoire de l’art une non-va<strong>le</strong>ur est chosenul<strong>le</strong> et non avenue; il ne savait pas que pour <strong>le</strong> tribunal c’est précisément la non-va<strong>le</strong>urqui compte), Breton, Malraux (accusé hier d’avoir trahi <strong>le</strong>s idéaux révolutionnaires,accusab<strong>le</strong> demain de <strong>le</strong>s avoir eus), Tibor Déry (quelques proses de cet écrivaincommuniste, emprisonné après <strong>le</strong> massacre de Budapest, furent pour moi la premièregrande réponse littéraire, non-propagandiste, au stalinisme). La f<strong>le</strong>ur la plus exquise dusièc<strong>le</strong>, l’art moderne des années vingt et trente, fut même trip<strong>le</strong>ment accusée : par <strong>le</strong>tribunal nazi d’abord, en tant qu’Entartete Kunst, « art dégénéré »; par <strong>le</strong> tribunalcommuniste ensuite, en tant que « formalisme élitiste étranger au peup<strong>le</strong> »; et enfin, par<strong>le</strong> tribunal du capitalisme triomphant, en tant qu’art ayant trempé dans <strong>le</strong>s illusionsrévolutionnaires.Comment est-il possib<strong>le</strong> que <strong>le</strong> chauvin de la Russie soviétique, <strong>le</strong> faiseur depropagande versifiée, celui que Staline lui-même appela « <strong>le</strong> plus grand poète de notreépoque », comment est-il possib<strong>le</strong> que Maïakovski demeure pourtant un immensepoète, un des plus grands ? Avec sa capacité d’enthousiasme, avec ses larmesd’émotion qui l’empêchent de voir clairement <strong>le</strong> monde extérieur, la poésie lyrique, cettedéesse intouchab<strong>le</strong>, n’a-t-el<strong>le</strong> pas été prédestinée à devenir, un jour fatal,l’embellisseuse des atrocités et <strong>le</strong>ur « servante au grand cœur » ? Voilà <strong>le</strong>s questionsqui m’ont fasciné quand, il y a vingt-trois ans, j’ai écrit La vie est ail<strong>le</strong>urs, roman oùJaromil, un jeune poète de moins de vingt ans, devient <strong>le</strong> serviteur exalté du régimestalinien. J’ai été effaré quand des critiques, faisant pourtant l’éloge de mon <strong>livre</strong>,voyaient dans mon héros un faux poète, voire un salaud. À mes yeux, Jaromil était unpoète authentique, une âme innocente; sans cela je n’aurais vu aucun intérêt à monroman. Est-ce moi, <strong>le</strong> coupab<strong>le</strong> du ma<strong>le</strong>ntendu ? Me suis-je mal exprimé ? Je ne <strong>le</strong>crois pas. Être un vrai poète et adhérer en même temps (comme Jaromil ouMaïakovski) à une incontestab<strong>le</strong> horreur est un scanda<strong>le</strong>. C’est par ce mot que <strong>le</strong>sFrançais désignent un événement injustifiab<strong>le</strong>, inacceptab<strong>le</strong>, qui contredit la logique etqui est pourtant réel. Nous sommes tous inconsciemment tentés d’éluder <strong>le</strong>s scanda<strong>le</strong>s,de faire comme s’ils n’existaient pas. C’est pourquoi nous préférons dire que <strong>le</strong>sgrandes figures de la culture compromises avec <strong>le</strong>s horreurs de notre sièc<strong>le</strong> étaient dessalauds; c’est logique, c’est dans l’ordre des choses; mais ce n’est pas vrai; ne serait-cequ’à cause de <strong>le</strong>ur vanité, sachant qu’ils sont vus, regardés, jugés, <strong>le</strong>s artistes, <strong>le</strong>sphilosophes sont anxieusement soucieux d’être honnêtes et courageux, d’être du boncôté et dans <strong>le</strong> vrai. Ce qui rend <strong>le</strong> scanda<strong>le</strong> encore plus indéchiffrab<strong>le</strong>. Si on ne veut

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