début, <strong>le</strong> chœur antique des concierges entre en jeu; Amalia, du Château, n’a jamaisété ni accusée ni condamnée, mais il est notoirement connu que l’invisib<strong>le</strong> tribunal s’estoffusqué contre el<strong>le</strong> et cela suffit pour que tous <strong>le</strong>s villageois, de loin, l’évitent; car si <strong>le</strong>tribunal impose un régime du procès à un pays, tout <strong>le</strong> peup<strong>le</strong> est embrigadé dans <strong>le</strong>sgrandes manœuvres du procès et centup<strong>le</strong> son efficacité; tout un chacun sait qu’il peutêtre accusé à n’importe quel moment et il rumine d’avance une autocritique;l’autocritique : asservissement de l’accusé à l’accusateur; renoncement à son moi;façon de s’annu<strong>le</strong>r en tant qu’individu; après la révolution communiste de 1948, unejeune fil<strong>le</strong> tchèque de famil<strong>le</strong> riche s’est sentie coupab<strong>le</strong> pour ses privilèges non méritésd’enfant nantie; pour battre sa coulpe, el<strong>le</strong> est devenue une communiste à tel pointfervente qu’el<strong>le</strong> a publiquement renié son père; aujourd’hui, après la disparition ducommunisme, el<strong>le</strong> subit de nouveau un jugement et se sent de nouveau coupab<strong>le</strong>;passée par la broyeuse de deux procès, de deux autocritiques, el<strong>le</strong> n’a derrière el<strong>le</strong> que<strong>le</strong> désert d’une vie reniée; même si on lui a rendu entre-temps toutes <strong>le</strong>s maisonsconfisquées jadis à son père (renié), el<strong>le</strong> n’est aujourd’hui qu’un être annulé;doub<strong>le</strong>ment annulé; auto-annulé.Car on intente un procès non pas pour rendre justice mais pour anéantirl’accusé; comme l’a dit Brod : celui qui n’aime personne, qui ne connaît que <strong>le</strong> flirt, ilfaut qu’il meure; ainsi K. est égorgé; Boukharine pendu. Même quand on intente unprocès à des morts c’est afin de pouvoir <strong>le</strong>s mettre une seconde fois à mort : en brûlant<strong>le</strong>urs <strong>livre</strong>s; en écartant <strong>le</strong>urs noms des manuels scolaires; en démolissant <strong>le</strong>ursmonuments; en débaptisant <strong>le</strong>s rues qui ont porté <strong>le</strong>ur nom.Le procès contre <strong>le</strong> sièc<strong>le</strong>Depuis à peu près soixante-dix ans l’Europe vit sous un régime de procès. Parmi<strong>le</strong>s grands artistes du sièc<strong>le</strong>, combien d’accusés… Je ne vais par<strong>le</strong>r que de ceux quireprésentaient quelque chose pour moi. Il y eut, à partir des années vingt, <strong>le</strong>s traquésdu tribunal de la mora<strong>le</strong> révolutionnaire : Bounine, Andreïev, Meyerhold, Pilniak, Veprik(musicien juif russe, martyr oublié de l’art moderne; il osa, contre Staline, défendrel’opéra condamné de Chostakovitch; on <strong>le</strong> fourra dans un camp; je me souviens de sescompositions pour piano qu’aimait jouer mon père), Mandelstam, Halas (poète adoré duLudvik de La Plaisanterie; traqué post mortem pour sa tristesse jugée contrerévolutionnaire).Puis, il y eut <strong>le</strong>s traqués du tribunal nazi : Broch (sa photo est sur matab<strong>le</strong> de travail d’où il me regarde, la pipe à la bouche), Schônberg, Werfel, Brecht,Thomas et Heinrich Mann, Musil, Vancura (<strong>le</strong> prosateur tchèque que j’aime <strong>le</strong> plus),Bruno Schulz. Les empires totalitaires ont disparu avec <strong>le</strong>urs procès sanglants maisl’esprit du procès est resté comme héritage, et c’est lui qui règ<strong>le</strong> <strong>le</strong>s comptes. Ainsi sontfrappés de procès : <strong>le</strong>s accusés de sympathies pro-nazies :Hamsun, Heidegger (toute la pensée de la dissidence tchèque lui est redevab<strong>le</strong>,Patocka en tête), Richard Strauss, Gottfried Benn, von Doderer, Drieu la Rochel<strong>le</strong>,Céline (en 1992, un demi-sièc<strong>le</strong> après la guerre, un préfet indigné refuse de classer samaison comme monument historique); <strong>le</strong>s partisans de Mussolini : Pirandello,Malaparte, Marinetti, Ezra Pound (pendant des mois l’armée américaine l’a tenu dansune cage, sous <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il brûlant d’Italie, comme une bête; dans son atelier à Reykjavik,Kristjân Davidsson me montre une grande photo de lui : « Depuis cinquante ans, il
m’accompagne partout où je vais »); <strong>le</strong>s pacifistes munichois : Giono, Alain, Morand,Montherlant, Saint-John Perse (membre de la délégation française à Munich, ilparticipait au plus près à l’humiliation de mon pays natal); puis, <strong>le</strong>s communistes et<strong>le</strong>urs sympathisants : Maïakovski (aujourd’hui, qui se souvient de sa poésie d’amour, deses incroyab<strong>le</strong>s métaphores ?), Gorki, G.B. Shaw, Brecht (qui subit ainsi son secondprocès), Eluard (cet ange exterminateur qui ornait sa signature de l’image de deuxépées), Picasso, Léger, Aragon (comment pourrais-je oublier qu’il m’a tendu la main àun moment diffici<strong>le</strong> de ma vie ?), Nezval (son autoportrait à l’hui<strong>le</strong> est accroché à côtéde ma bibliothèque), Sartre. Certains subissent un doub<strong>le</strong> procès, accusés d’abord detrahison envers la révolution, accusés ensuite en raison des services qu’ils lui avaientrendus auparavant : Gide (symbo<strong>le</strong> de tout <strong>le</strong> mal, pour <strong>le</strong>s anciens pays communistes),Chostakovitch (pour racheter sa musique diffici<strong>le</strong>, il fabriquait des inepties pour <strong>le</strong>sbesoins du régime; il prétendait que pour l’histoire de l’art une non-va<strong>le</strong>ur est chosenul<strong>le</strong> et non avenue; il ne savait pas que pour <strong>le</strong> tribunal c’est précisément la non-va<strong>le</strong>urqui compte), Breton, Malraux (accusé hier d’avoir trahi <strong>le</strong>s idéaux révolutionnaires,accusab<strong>le</strong> demain de <strong>le</strong>s avoir eus), Tibor Déry (quelques proses de cet écrivaincommuniste, emprisonné après <strong>le</strong> massacre de Budapest, furent pour moi la premièregrande réponse littéraire, non-propagandiste, au stalinisme). La f<strong>le</strong>ur la plus exquise dusièc<strong>le</strong>, l’art moderne des années vingt et trente, fut même trip<strong>le</strong>ment accusée : par <strong>le</strong>tribunal nazi d’abord, en tant qu’Entartete Kunst, « art dégénéré »; par <strong>le</strong> tribunalcommuniste ensuite, en tant que « formalisme élitiste étranger au peup<strong>le</strong> »; et enfin, par<strong>le</strong> tribunal du capitalisme triomphant, en tant qu’art ayant trempé dans <strong>le</strong>s illusionsrévolutionnaires.Comment est-il possib<strong>le</strong> que <strong>le</strong> chauvin de la Russie soviétique, <strong>le</strong> faiseur depropagande versifiée, celui que Staline lui-même appela « <strong>le</strong> plus grand poète de notreépoque », comment est-il possib<strong>le</strong> que Maïakovski demeure pourtant un immensepoète, un des plus grands ? Avec sa capacité d’enthousiasme, avec ses larmesd’émotion qui l’empêchent de voir clairement <strong>le</strong> monde extérieur, la poésie lyrique, cettedéesse intouchab<strong>le</strong>, n’a-t-el<strong>le</strong> pas été prédestinée à devenir, un jour fatal,l’embellisseuse des atrocités et <strong>le</strong>ur « servante au grand cœur » ? Voilà <strong>le</strong>s questionsqui m’ont fasciné quand, il y a vingt-trois ans, j’ai écrit La vie est ail<strong>le</strong>urs, roman oùJaromil, un jeune poète de moins de vingt ans, devient <strong>le</strong> serviteur exalté du régimestalinien. J’ai été effaré quand des critiques, faisant pourtant l’éloge de mon <strong>livre</strong>,voyaient dans mon héros un faux poète, voire un salaud. À mes yeux, Jaromil était unpoète authentique, une âme innocente; sans cela je n’aurais vu aucun intérêt à monroman. Est-ce moi, <strong>le</strong> coupab<strong>le</strong> du ma<strong>le</strong>ntendu ? Me suis-je mal exprimé ? Je ne <strong>le</strong>crois pas. Être un vrai poète et adhérer en même temps (comme Jaromil ouMaïakovski) à une incontestab<strong>le</strong> horreur est un scanda<strong>le</strong>. C’est par ce mot que <strong>le</strong>sFrançais désignent un événement injustifiab<strong>le</strong>, inacceptab<strong>le</strong>, qui contredit la logique etqui est pourtant réel. Nous sommes tous inconsciemment tentés d’éluder <strong>le</strong>s scanda<strong>le</strong>s,de faire comme s’ils n’existaient pas. C’est pourquoi nous préférons dire que <strong>le</strong>sgrandes figures de la culture compromises avec <strong>le</strong>s horreurs de notre sièc<strong>le</strong> étaient dessalauds; c’est logique, c’est dans l’ordre des choses; mais ce n’est pas vrai; ne serait-cequ’à cause de <strong>le</strong>ur vanité, sachant qu’ils sont vus, regardés, jugés, <strong>le</strong>s artistes, <strong>le</strong>sphilosophes sont anxieusement soucieux d’être honnêtes et courageux, d’être du boncôté et dans <strong>le</strong> vrai. Ce qui rend <strong>le</strong> scanda<strong>le</strong> encore plus indéchiffrab<strong>le</strong>. Si on ne veut
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décrire le comique de cette triste
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même, ce n’est pas par libre cho
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mais non existants m’ont parlé d
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siècle; le sens de cette réhabili
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de ne pas parler de ses souffrances
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loin de là… »Un autre exemple :
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Bonheur et extaseJe me demande si A
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Quatrième partieUne phraseDans «
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français me paraît donc compréhe
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Céline. Mais il y a des auteurs do
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