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Lire le livre - Bibliothèque

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loin de là… »Un autre exemp<strong>le</strong> : À la fin de la soirée dans la villa de Pollunder, Karl expliquelonguement pourquoi il veut retourner chez son onc<strong>le</strong>. « Pendant ce long discours deKarl, M. Pollunder avait écouté attentivement; souvent, surtout quand on mentionnaitl’onc<strong>le</strong>, il avait pressé Karl contre lui… »Les gestes sentimentaux des personnages ne sont pas seu<strong>le</strong>ment exagérés, ilssont déplacés. Karl connaît <strong>le</strong> chauffeur depuis à peine une heure et n’a aucune raisonde s’attacher à lui si passionnément. Et si on finit par croire que <strong>le</strong> jeune homme estnaïvement attendri par la promesse d’une amitié viri<strong>le</strong>, on reste d’autant plus étonnéqu’une seconde plus tard il se laisse entraîner loin de son nouvel ami si faci<strong>le</strong>ment,sans aucune résistance.Pollunder pendant la scène du soir sait bien que l’onc<strong>le</strong> a déjà chassé Karl dechez lui; c’est pourquoi il <strong>le</strong> serre affectueusement contre lui. Pourtant, au moment oùKarl est en train de lire en sa présence la <strong>le</strong>ttre de l’onc<strong>le</strong> et apprend son sort pénib<strong>le</strong>,Pollunder ne lui manifeste plus aucune affection et ne lui procure aucune aide.Dans L’Amérique de Kafka on se trouve dans un univers de sentimentsdéplacés, mal placés, exagérés, incompréhensib<strong>le</strong>s ou, au contraire, bizarrementabsents. Dans son journal, Kafka caractérise <strong>le</strong>s romans de Dickens par <strong>le</strong>s mots :« Sécheresse du cœur dissimulée derrière un sty<strong>le</strong> débordant de sentiments. » Tel est,en effet, <strong>le</strong> sens de ce théâtre des sentiments ostensib<strong>le</strong>ment manifestés etimmédiatement oubliés qu’est ce roman de Kafka. Cette « critique de la sentimentalité »(critique implicite, parodique, drô<strong>le</strong>, jamais agressive) vise non seu<strong>le</strong>ment Dickens, mais<strong>le</strong> romantisme en général, el<strong>le</strong> vise ses héritiers, contemporains de Kafka, notamment<strong>le</strong>s expressionnistes, <strong>le</strong>ur culte de l’hystérie et de la folie; el<strong>le</strong> vise toute la Sainte Églisedu cœur; et, encore une fois, el<strong>le</strong> rapproche l’un de l’autre ces deux artistesapparemment si différents que sont Kafka et Stravinski.Un petit garçon en extaseBien sûr, on ne peut pas dire que la musique (toute la musique) est incapab<strong>le</strong>d’exprimer <strong>le</strong>s sentiments; cel<strong>le</strong> de l’époque du romantisme est authentiquement etlégitimement expressive; mais même à propos de cette musique on peut dire : sava<strong>le</strong>ur n’a rien de commun avec l’intensité des sentiments qu’el<strong>le</strong> provoque. Car lamusique est capab<strong>le</strong> d’éveil<strong>le</strong>r puissamment des sentiments sans aucun art musical. Jeme rappel<strong>le</strong> mon enfance : assis au piano je m’adonnais aux improvisationspassionnées pour <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s me suffisaient un accord ut mineur et la sous-dominante famineur, joués fortissimo et sans fin. Les deux accords et <strong>le</strong> motif mélodique primitifperpétuel<strong>le</strong>ment répétés m’ont fait vivre une intense émotion qu’aucun Chopin,qu’aucun Beethoven ne m’a jamais procurée. (Une fois, mon père, musicien, toutfurieux - je ne l’ai jamais vu furieux ni avant ni après -, accourut dans ma chambre, mesou<strong>le</strong>va du tabouret et me porta dans la sal<strong>le</strong> à manger pour me déposer, avec undégoût à peine dominé, sous la tab<strong>le</strong>.)Ce que je vivais alors, pendant mes improvisations, était une extase. Qu’est-ceque l’extase ? Le garçon battant <strong>le</strong> clavier ressent un enthousiasme (un chagrin, unegaieté) et l’émotion s’élève à un tel degré d’intensité qu’el<strong>le</strong> devient insoutenab<strong>le</strong> : <strong>le</strong>garçon s’enfuit dans un état d’aveug<strong>le</strong>ment et d’assourdissement où tout est oublié, où

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