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Lire le livre - Bibliothèque

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grande que <strong>le</strong>s autres. Ainsi en a décidé la postérité que nous sommes; c’est unjugement que l’on constate et qu’il faut accepter. On va parfois plus loin : nonseu<strong>le</strong>ment on refuse toute hiérarchie entre <strong>le</strong>s genres, on nie qu’il existe des genres, onaffirme que Kafka par<strong>le</strong> partout <strong>le</strong> même langage. Enfin se réaliserait avec lui <strong>le</strong> caspartout cherché ou toujours espéré d’une coïncidence parfaite entre <strong>le</strong> vécu etl’expression littéraire. »« Coïncidence parfaite entre <strong>le</strong> vécu et l’expression littéraire. » Ce qui n’estqu’une variante du slogan de Sainte-Beuve : « Littérature inséparab<strong>le</strong> de son auteur. »Slogan qui rappel<strong>le</strong> : « L’unité de la vie et de l’œuvre. » Ce qui évoque la célèbreformu<strong>le</strong> faussement attribuée à Goethe : « La vie comme une œuvre d’art. » Ceslocutions magiques sont à la fois lapalissade (bien sûr, ce que l’homme fait estinséparab<strong>le</strong> de lui), contrevérité (inséparab<strong>le</strong> ou non, la création dépasse la vie), clichélyrique (l’unité de la vie et de l’œuvre « toujours cherchée et partout espérée » seprésente comme état idéal, utopie, paradis perdu enfin retrouvé), mais, surtout, el<strong>le</strong>strahissent <strong>le</strong> désir de refuser à l’art son statut autonome, de <strong>le</strong> repousser là d’où il estsurgi, dans la vie de l’auteur, de <strong>le</strong> diluer dans cette vie, et de nier ainsi sa raison d’être(si une vie peut être œuvre d’art, à quoi bon des œuvres d’art ?). On se moque del’ordre que Kafka a décidé de donner à la succession des nouvel<strong>le</strong>s dans ses recueils,car la seu<strong>le</strong> succession valab<strong>le</strong> est cel<strong>le</strong> dictée par la vie el<strong>le</strong>-même. On se fiche duKafka artiste qui nous met dans l’embarras avec son esthétique obscure, car on veutKafka en tant qu’unité du vécu et de l’écriture, <strong>le</strong> Kafka qui avait un rapport diffici<strong>le</strong> avec<strong>le</strong> père et ne savait pas comment s’y prendre avec <strong>le</strong>s femmes. Hermann Broch aprotesté quand on a mis son œuvre dans un petit contexte avec Svevo etHofmannsthal. Pauvre Kafka, même ce petit contexte ne lui a pas été concédé. Quandon par<strong>le</strong> de lui, on ne rappel<strong>le</strong> ni Hofmannsthal, ni Mann, ni Musil, ni Broch; on ne luilaisse qu’un seul contexte : Felice, <strong>le</strong> père, Mi<strong>le</strong>na, Dora; il est renvoyé dans <strong>le</strong> minimini-mini-contextede sa biographie, loin de l’histoire du roman, très loin de l’art.Les Temps modernes ont fait de l’homme, de l’individu, d’un ego pensant, <strong>le</strong>fondement de tout. De cette nouvel<strong>le</strong> conception du monde résulte aussi la nouvel<strong>le</strong>conception de l’œuvre d’art. El<strong>le</strong> devient l’expression origina<strong>le</strong> d’un individu unique.C’est dans l’art que l’individualisme des Temps modernes se réalisait, se confirmait,trouvait son expression, sa consécration, sa gloire, son monument.Si une œuvre d’art est l’émanation d’un individu et de son unicité, il est logiqueque cet être unique, l’auteur, possède tous <strong>le</strong>s droits sur ce qui est émanation exclusivede lui. Après un long processus qui dure depuis des sièc<strong>le</strong>s, ces droits prennent <strong>le</strong>urforme juridiquement définitive pendant la Révolution française, laquel<strong>le</strong> reconnut lapropriété littéraire comme « la plus sacrée, la plus personnel<strong>le</strong> de toutes <strong>le</strong>spropriétés ».Je me rappel<strong>le</strong> <strong>le</strong> temps où j’étais envoûté par la musique populaire morave : labeauté des formu<strong>le</strong>s mélodiques; l’originalité des métaphores. Comment sont-el<strong>le</strong>snées, ces chansons ? Col<strong>le</strong>ctivement ? Non; cet art a eu ses créateurs individuels, sespoètes et ses compositeurs de village, mais qui, une fois <strong>le</strong>ur invention lâchée de par <strong>le</strong>monde, n’ont eu aucune possibilité de la suivre et de la protéger contre <strong>le</strong>schangements, <strong>le</strong>s déformations, <strong>le</strong>s éternel<strong>le</strong>s métamorphoses. J’étais alors très prèsde ceux qui voyaient dans ce monde sans propriété artistique une sorte de paradis; un

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