paradis où la poésie a été faite par tous et pour tous.J’évoque ce souvenir pour dire que <strong>le</strong> grand personnage des Temps modernes,l’auteur, n’émerge que progressivement durant <strong>le</strong>s sièc<strong>le</strong>s derniers, et que, dansl’histoire de l’humanité, l’époque des droits d’auteur est un moment fugitif, bref commeun éclair de magnésium. Pourtant, sans <strong>le</strong> prestige de l’auteur et de ses droits <strong>le</strong> grandessor de l’art européen des sièc<strong>le</strong>s derniers aurait été impensab<strong>le</strong>, et avec lui la plusgrande gloire de l’Europe. La plus grande gloire, ou peut-être la seu<strong>le</strong> car, s’il estnécessaire de <strong>le</strong> rappe<strong>le</strong>r, ce n’est pas grâce à ses généraux ni à ses hommes d’Étatque l’Europe fut admirée même par ceux qu’el<strong>le</strong> avait fait souffrir.Avant que <strong>le</strong> droit d’auteur ne devienne loi, il a fallu un certain état d’espritdisposé à respecter l’auteur. Cet état d’esprit qui pendant des sièc<strong>le</strong>s <strong>le</strong>ntement s’estformé me semb<strong>le</strong> se défaire aujourd’hui. Sinon, on ne pourrait pas accompagner unepublicité pour papier hygiénique avec des mesures d’une symphonie de Brahms. Ouéditer sous des applaudissements <strong>le</strong>s versions raccourcies des romans de Stendhal. Sil’état d’esprit qui respecte l’auteur existait encore, <strong>le</strong>s gens se demanderaient : Brahmsserait-il d’accord ? Stendhal ne se fâcherait-il pas ?Je prends connaissance de la nouvel<strong>le</strong> rédaction de la loi sur <strong>le</strong>s droits d’auteur :<strong>le</strong>s problèmes des écrivains, des compositeurs, des peintres, des poètes, desromanciers y occupent une place infime, la plupart du texte étant consacrée à la grandeindustrie dite audiovisuel<strong>le</strong>. Incontestab<strong>le</strong>ment, cette immense industrie exige desrèg<strong>le</strong>s du jeu complètement nouvel<strong>le</strong>s. Car la situation a changé : ce qu’on persiste àappe<strong>le</strong>r art est de moins en moins « expression d’un individu original et unique ».Comment <strong>le</strong> scénariste d’un film qui a coûté des millions peut-il faire valoir ses droitsmoraux (c’est-à-dire <strong>le</strong> droit d’empêcher de toucher à ce qu’il a écrit) quand, à cettecréation, a participé un bataillon d’autres personnes qui se tiennent el<strong>le</strong>s aussi pourauteurs et dont <strong>le</strong>s droits moraux se limitent réciproquement; et comment revendiquerquoi que ce soit contre la volonté du producteur qui, sans être auteur, est certainement<strong>le</strong> seul vrai patron du film.Sans que <strong>le</strong>ur droit soit limité, <strong>le</strong>s auteurs des arts à l’ancienne mode se trouventd’emblée dans un autre monde où <strong>le</strong> droit d’auteur est en train de perdre son ancienneaura. Dans ce nouveau climat, ceux qui transgressent <strong>le</strong>s droits moraux des auteurs(<strong>le</strong>s adaptateurs de romans; <strong>le</strong>s fouil<strong>le</strong>urs de poubel<strong>le</strong>s ayant fait main basse sur <strong>le</strong>séditions dites critiques des grands auteurs; la publicité dissolvant <strong>le</strong> patrimoinemillénaire dans ses salives roses; <strong>le</strong>s revues republiant tout ce qu’el<strong>le</strong>s veu<strong>le</strong>nt sanspermission; <strong>le</strong>s producteurs intervenant dans l’œuvre des cinéastes; <strong>le</strong>s metteurs enscène traitant <strong>le</strong>s textes avec une tel<strong>le</strong> liberté que seul un fou pourrait encore écrirepour <strong>le</strong> théâtre; etc.) trouveront en cas de conflit l’indulgence de l’opinion tandis quel’auteur se réclamant de ses droits moraux risquera de rester sans la sympathie dupublic et avec un soutien juridique plutôt gêné car même <strong>le</strong>s gardiens des lois ne sontpas insensib<strong>le</strong>s à l’esprit du temps.Je pense à Stravinski. À son effort gigantesque pour garder toute son œuvredans sa propre interprétation comme un indestructib<strong>le</strong> étalon. Samuel Beckett secomportait semblab<strong>le</strong>ment : il accompagnait <strong>le</strong> texte de ses pièces d’instructionsscéniques de plus en plus détaillées et insistait (contrairement à la tolérance courante)pour qu’el<strong>le</strong>s soient strictement observées; il assistait souvent aux répétitions pourpouvoir approuver la mise en scène et, quelquefois, la faisait lui-même; il a même édité
en <strong>livre</strong> <strong>le</strong>s notes destinées à sa mise en scène al<strong>le</strong>mande de Fin de partie afin qu’el<strong>le</strong>reste fixée à jamais. Son éditeur et ami, Jérôme Lindon, veil<strong>le</strong>, si nécessaire au prix deprocès, à ce que sa volonté d’auteur soit respectée, même après sa mort.Cet effort maximal pour donner à une œuvre un aspect définitif, complètementachevé et contrôlé par l’auteur, n’a pas son pareil dans l’Histoire. Comme si Stravinskiet Beckett ne voulaient pas seu<strong>le</strong>ment protéger <strong>le</strong>ur œuvre contre la pratique courantedes déformations, mais encore contre un avenir de moins en moins disposé à respecterun texte ou une partition; comme s’ils voulaient donner l’exemp<strong>le</strong>, l’ultime exemp<strong>le</strong> dece qu’est la conception suprême de l’auteur, de l’auteur qui exige la réalisation entièrede ses volontés.Kafka a envoyé <strong>le</strong> manuscrit de sa Métamorphose à une revue dont <strong>le</strong> rédacteur,Robert Musil, fut prêt à la publier sous la condition que l’auteur l’abrégeât. (Ah ! tristesrencontres des grands écrivains !) La réaction de Kafka fut glacia<strong>le</strong> et aussi catégoriqueque cel<strong>le</strong> de Stravinski envers Ansermet. Il pouvait supporter l’idée de ne pas êtrepublié mais l’idée d’être publié et mutilé lui fut insupportab<strong>le</strong>. Sa conception de l’auteurétait aussi absolue que cel<strong>le</strong> de Stravinski et de Beckett, mais si ceux-ci ont plus oumoins réussi à imposer la <strong>le</strong>ur, lui il échoua. Dans l’histoire du droit d’auteur, cet échecest un tournant.Quand Brod a publié, en 1925, dans sa Postface de la première édition duProcès, <strong>le</strong>s deux <strong>le</strong>ttres connues comme étant <strong>le</strong> testament de Kafka, il a expliqué queKafka savait bien que ses souhaits ne seraient pas exaucés. Admettons que Brod ait ditvrai, que vraiment ces deux <strong>le</strong>ttres n’aient été qu’un simp<strong>le</strong> geste d’humeur, et qu’ausujet d’une éventuel<strong>le</strong> (très peu probab<strong>le</strong>) publication posthume de ce que Kafka avaitécrit tout ait été clair entre <strong>le</strong>s deux amis; en ce cas, Brod, exécuteur testamentaire,pouvait prendre sur lui toute responsabilité et publier ce que bon lui semblait; en ce cas,il n’avait aucun devoir moral de nous informer de la volonté de Kafka qui, selon lui,n’était pas valab<strong>le</strong> ou était dépassée.Il s’est pourtant hâté de publier ces <strong>le</strong>ttres « testamentaires » et de <strong>le</strong>ur donnertout <strong>le</strong> retentissement possib<strong>le</strong>; en effet, il était déjà en train de créer la plus grandeœuvre de sa vie, son mythe de Kafka, dont l’une des pièces maîtresses étaitprécisément cette volonté, unique dans toute l’Histoire, la volonté d’un auteur qui veutanéantir toute son œuvre. Et c’est ainsi que Kafka est gravé dans la mémoire du public.En concordance avec ce que Brod nous fait croire dans son roman mythographe où,sans nuance aucune, Garta-Kafka veut détruire tout ce qu’il a écrit; à cause de soninsatisfaction artistique ? ah non, <strong>le</strong> Kafka de Brod est un penseur religieux; rappelons<strong>le</strong>: voulant non pas proclamer, mais « vivre sa foi », Garta ne prêtait pas grandeimportance à ses écrits, « pauvres échelons qui devaient l’aider à monter vers <strong>le</strong>scimes ». Nowy-Brod, son ami, refuse de lui obéir car même si ce que Garta a écritn’était que « de simp<strong>le</strong>s essais », ceux-ci pouvaient aider des « hommes errant dans lanuit », dans <strong>le</strong>ur quête du « bien supérieur et irremplaçab<strong>le</strong> ».Avec <strong>le</strong> « testament » de Kafka, la grande légende du saint Kafka-Garta est née,et avec el<strong>le</strong> aussi une petite légende de son prophète Brod qui, avec une honnêtetépathétique, rend publique la dernière volonté de son ami en confessant en même tempspourquoi, au nom de très hauts principes (« <strong>le</strong> bien supérieur et irremplaçab<strong>le</strong> »), il s’estdécidé à ne pas lui obéir. Le grand mythographe a gagné son pari. Son acte fut é<strong>le</strong>vé
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