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l’aubergiste qui arrive tandis que K. se cache en s’allongeant sous <strong>le</strong> comptoir; l’arrivéede Frieda qui découvre K. à même <strong>le</strong> sol et nie sa présence à l’aubergiste (tout encaressant amoureusement, de son pied, la poitrine de K.); l’acte d’amour interrompu parl’appel de Klamm qui, derrière la porte, s’est réveillé; <strong>le</strong> geste étonnamment courageuxde Frieda criant à Klamm « je suis avec l’arpenteur ! »; et puis, <strong>le</strong> comb<strong>le</strong> (là, on sortcomplètement de la vraisemblance empirique) : au-dessus d’eux, sur <strong>le</strong> comptoir, <strong>le</strong>sdeux aides sont assis; ils <strong>le</strong>s ont observés pendant tout ce temps.9.Les deux aides du château sont probab<strong>le</strong>ment la plus grande trouvail<strong>le</strong> poétiquede Kafka, la merveil<strong>le</strong> de sa fantaisie; non seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>ur existence est infinimentétonnante, el<strong>le</strong> est, en plus, bourrée de significations : ce sont de pauvres maîtreschanteurs, des emmerdeurs; mais ils représentent aussi toute la menaçante« modernité » du monde du château : ils sont flics, reporters, photographes : agents dela destruction tota<strong>le</strong> de la vie privée; ils sont <strong>le</strong>s clowns innocents traversant la scène dudrame; mais ils sont aussi des voyeurs lubriques dont la présence insuff<strong>le</strong> à tout <strong>le</strong>roman <strong>le</strong> parfum sexuel d’une promiscuité malpropre et kafkaesquement comique.Mais surtout : l’invention de ces deux aides est comme un <strong>le</strong>vier qui hissel’histoire dans ce domaine où tout est à la fois étrangement réel et irréel, possib<strong>le</strong> etimpossib<strong>le</strong>. Chapitre douze : K., Frieda et <strong>le</strong>urs deux aides campent dans une classed’éco<strong>le</strong> primaire qu’ils ont transformée en chambre à coucher. L’institutrice et <strong>le</strong>sécoliers y entrent au moment où l’incroyab<strong>le</strong> ménage à quatre commence à faire satoi<strong>le</strong>tte matina<strong>le</strong>; derrière <strong>le</strong>s couvertures suspendues sur <strong>le</strong>s barres parallè<strong>le</strong>s, ils serhabil<strong>le</strong>nt, tandis que <strong>le</strong>s enfants, amusés, intrigués, curieux (eux aussi voyeurs) <strong>le</strong>sobservent. C’est plus que la rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre. C’estla rencontre superbement incongrue de deux espaces : une classe d’éco<strong>le</strong> primaire etune suspecte chambre à coucher.Cette scène d’une immense poésie comique (qui devrait figurer en tête d’uneanthologie de la modernité romanesque) est impensab<strong>le</strong> à l’époque d’avant Kafka.Tota<strong>le</strong>ment impensab<strong>le</strong>. Si j’insiste c’est pour dire toute la radicalité de la révolutionesthétique de Kafka. Je me rappel<strong>le</strong> une conversation, il y a vingt ans déjà, avecGabriel Garcia Marquez qui m’a dit : « C’est Kafka qui m’a fait comprendre qu’on peutécrire autrement. » Autrement, cela voulait dire : en franchissant la frontière duvraisemblab<strong>le</strong>. Non pas pour s’évader du monde réel (à la manière des romantiques)mais pour mieux <strong>le</strong> saisir.Car, saisir <strong>le</strong> monde réel fait partie de la définition même du roman; maiscomment <strong>le</strong> saisir et s’adonner en même temps à un ensorcelant jeu de fantaisie ?Comment être rigoureux dans l’analyse du monde et en même tempsirresponsab<strong>le</strong>ment libre dans <strong>le</strong>s rêveries ludiques ? Comment unir ces deux finsincompatib<strong>le</strong>s ? Kafka a su résoudre cette immense énigme. Il a ouvert la brèche dans<strong>le</strong> mur du vraisemblab<strong>le</strong>; la brèche par laquel<strong>le</strong> l’ont suivi beaucoup d’autres, chacun àsa manière : Fellini, Garcia Marquez, Fuentes, Rushdie. Et d’autres, et d’autres.Au diab<strong>le</strong> saint Garta ! Son ombre castratrice a rendu invisib<strong>le</strong> l’un des plusgrands poètes du roman de tous <strong>le</strong>s temps.

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