Mais surtout parce que Tolstoï parlant de l’Histoire ne s’intéresse pas, comme <strong>le</strong> feraitun historien, à la description exacte des événements, à <strong>le</strong>urs conséquences pour la viesocia<strong>le</strong>, politique, culturel<strong>le</strong>, à l’évaluation du rô<strong>le</strong> d’un tel ou d’un tel, etc.; il s’intéresseà l’Histoire en tant que nouvel<strong>le</strong> dimension de l’existence humaine.L’Histoire est devenue expérience concrète de tout un chacun vers <strong>le</strong> début duXIX e sièc<strong>le</strong>, pendant ces guerres napoléoniennes dont par<strong>le</strong> La Guerre et la Paix, cesguerres, d’un choc, firent comprendre à chaque Européen que <strong>le</strong> monde autour de luise trouve en proie à un changement perpétuel qui s’ingère dans sa vie, la transforme etla maintient en bran<strong>le</strong>. Avant <strong>le</strong> XIX e sièc<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s guerres, <strong>le</strong>s révoltes étaient ressentiescomme des catastrophes naturel<strong>le</strong>s, la peste ou un tremb<strong>le</strong>ment de terre. Les gensn’apercevaient dans <strong>le</strong>s événements historiques ni une unité ni une continuité et nepensaient pas pouvoir infléchir <strong>le</strong>ur course. Jacques <strong>le</strong> Fataliste de Diderot fut enrôlédans un régiment, puis b<strong>le</strong>ssé gravement dans une batail<strong>le</strong>; toute sa vie en seramarquée, il boitera jusqu’à la fin de ses jours. Pourtant, de cette batail<strong>le</strong> si importantepour Jacques, <strong>le</strong> roman ne dit rien. Et quoi dire, d’ail<strong>le</strong>urs ? Et pourquoi <strong>le</strong> dire ? Toutes<strong>le</strong>s guerres étaient pareil<strong>le</strong>s. Dans <strong>le</strong>s romans du XVIII e sièc<strong>le</strong> <strong>le</strong> moment historiquen’est déterminé que très approximativement. C’est seu<strong>le</strong>ment avec <strong>le</strong> début du XIX esièc<strong>le</strong>, à partir de Scott et de Balzac, que toutes <strong>le</strong>s guerres ne semb<strong>le</strong>nt plus pareil<strong>le</strong>set que <strong>le</strong>s personnages de romans vivent dans un temps précisément daté.Tolstoï revient aux guerres napoléoniennes avec un recul de cinquante ans.Dans son cas, la nouvel<strong>le</strong> perception de l’Histoire ne s’inscrit pas seu<strong>le</strong>ment dans lastructure du roman devenue de plus en plus apte à capter (dans <strong>le</strong>s dialogues, par <strong>le</strong>sdescriptions) <strong>le</strong> caractère historique des événements racontés; ce qui l’intéresse enpremier lieu c’est <strong>le</strong> rapport de l’homme à l’Histoire (sa capacité de la dominer ou de luiéchapper, d’être libre à l’égard d’el<strong>le</strong> ou non) et il aborde ce problème directement, entant que thème de son roman, thème qu’il examine par tous <strong>le</strong>s moyens, y compris laréf<strong>le</strong>xion romanesque.Tolstoï polémique contre l’idée que l’Histoire est faite par la volonté et par laraison des grands personnages. Selon lui, l’Histoire se fait el<strong>le</strong>-même, obéissant à sespropres lois mais qui restent obscures à l’homme. Les grands personnages « étaientdes instruments inconscients de l’Histoire, ils accomplissaient une œuvre dont <strong>le</strong> sens<strong>le</strong>ur échappait ». Plus loin : « La Providence contraignait chacun de ces hommes àcollaborer, tout en poursuivant des buts personnels, à un unique et grandiose résultat,dont aucun d’eux, que ce fût Napoléon ou A<strong>le</strong>xandre ou encore moins l’un quelconquedes acteurs, n’avait la moindre idée. » Et encore : « L’homme vit consciemment pourlui-même, mais participe inconsciemment à la poursuite des buts historiques del’humanité tout entière. » D’où cette conclusion énorme : « L’Histoire, c’est-à-dire la vieinconsciente, généra<strong>le</strong>, grégaire de l’humanité… » (Je souligne moi-même <strong>le</strong>s formu<strong>le</strong>sclés.)Par cette conception de l’Histoire, Tolstoï dessine l’espace métaphysique dans<strong>le</strong>quel ses personnages se meuvent. Ne connaissant ni <strong>le</strong> sens de l’Histoire ni sacourse future, ne connaissant même pas <strong>le</strong> sens objectif de <strong>le</strong>urs propres actes (par<strong>le</strong>squels ils participent « inconsciemment » aux événements dont « <strong>le</strong> sens <strong>le</strong>uréchappe ») ils avancent dans <strong>le</strong>ur vie comme on avance dans <strong>le</strong> brouillard. Je disbrouillard, non pas obscurité. Dans l’obscurité, on ne voit rien, on est aveug<strong>le</strong>, on est àla merci, on n’est pas libre. Dans <strong>le</strong> brouillard, on est libre, mais c’est la liberté de celui
qui est dans <strong>le</strong> brouillard : il voit à cinquante mètres devant lui, il peut nettementdistinguer <strong>le</strong>s traits de son interlocuteur, il peut se dé<strong>le</strong>cter de la beauté des arbres quijalonnent <strong>le</strong> chemin et même observer ce qui se passe à proximité et réagir.L’homme est celui qui avance dans <strong>le</strong> brouillard. Mais quand il regarde en arrièrepour juger <strong>le</strong>s gens du passé il ne voit aucun brouillard sur <strong>le</strong>ur chemin. De son présent,qui fut <strong>le</strong>ur avenir lointain, <strong>le</strong>ur chemin lui paraît entièrement clair, visib<strong>le</strong> dans toute sonétendue. Regardant en arrière, l’homme voit <strong>le</strong> chemin, il voit <strong>le</strong>s gens qui s’avancent, ilvoit <strong>le</strong>urs erreurs, mais <strong>le</strong> brouillard n’est plus là. Et pourtant, tous, Heidegger,Maïakovski, Aragon, Ezra Pound, Gorki, Gottfried Benn, Saint-John Perse, Giono, tousils marchaient dans <strong>le</strong> brouillard, et on peut se demander : qui est <strong>le</strong> plus aveug<strong>le</strong> ?Maïakovski qui en écrivant son poème sur Lénine ne savait pas où mènerait <strong>le</strong>léninisme ? Ou nous qui <strong>le</strong> jugeons avec <strong>le</strong> recul des décennies et ne voyons pas <strong>le</strong>brouillard qui l’enveloppait ?L’aveug<strong>le</strong>ment de Maïakovski fait partie de l’éternel<strong>le</strong> condition humaine.Ne pas voir <strong>le</strong> brouillard sur <strong>le</strong> chemin de Maïakovski, c’est oublier ce qu’estl’homme, oublier ce que nous sommes nous-mêmes.
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mais non existants m’ont parlé d
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de ne pas parler de ses souffrances
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loin de là… »Un autre exemple :
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