13.07.2015 Views

Lire le livre - Bibliothèque

Lire le livre - Bibliothèque

Lire le livre - Bibliothèque

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

dessous du trente-cinquième parallè<strong>le</strong>, ou du roman du Sud : une nouvel<strong>le</strong> grandeculture romanesque caractérisée par un extraordinaire sens du réel lié à uneimagination débridée qui franchit toutes <strong>le</strong>s règ<strong>le</strong>s de la vraisemblance.Cette imagination m’enchante sans que je comprenne tout à fait d’où el<strong>le</strong>provient. Kafka ? Certainement. Pour notre sièc<strong>le</strong>, c’est lui qui a légitimél’invraisemblab<strong>le</strong> dans l’art du roman. Pourtant, l’imagination kafkaïenne est différentede cel<strong>le</strong> de Rushdie ou de Garcia Marquez; cette imagination foisonnante semb<strong>le</strong>enracinée dans la culture très spécifique du Sud; par exemp<strong>le</strong> dans sa littérature ora<strong>le</strong>,toujours vivante (Chamoiseau se réclamant des conteurs créo<strong>le</strong>s) ou, dans <strong>le</strong> cas del’Amérique latine, comme aime <strong>le</strong> rappe<strong>le</strong>r Fuentes, dans son baroque, plus exubérant,plus « fou » que celui de l’Europe.Une autre clé de cette imagination : la tropicalisation du roman. Je pense à cettefantaisie de Rushdie : Farishta vo<strong>le</strong> au-dessus de Londres et désire « tropicaliser »cette vil<strong>le</strong> hosti<strong>le</strong> : il résume <strong>le</strong>s bénéfices de la tropicalisation : « l’institution d’unesieste nationa<strong>le</strong> […] de nouvel<strong>le</strong>s variétés d’oiseaux sur <strong>le</strong>s arbres (aras, paons,cacatoès), de nouvel<strong>le</strong>s espèces d’arbres sous <strong>le</strong>s oiseaux (cocotiers, tamariniers,banians barbus) […] ferveur religieuse, agitation politique […] <strong>le</strong>s amis qui débarquent<strong>le</strong>s uns chez <strong>le</strong>s autres sans prévenir, fermeture des maisons de retraite, importancedes grandes famil<strong>le</strong>s, nourriture plus épicée […]. Désavantages : choléra, typhoïde,maladie du légionnaire, cafards, poussière, bruit, une culture de l’excès ».(« Culture de l’excès » : c’est une excel<strong>le</strong>nte formu<strong>le</strong>. La tendance du romandans <strong>le</strong>s dernières phases de son modernisme : en Europe : quotidienneté poussée àl’extrême; analyse sophistiquée de la grisail<strong>le</strong> sur fond de grisail<strong>le</strong>; hors de l’Europe :accumulation des coïncidences <strong>le</strong>s plus exceptionnel<strong>le</strong>s; cou<strong>le</strong>urs sur <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs.Danger : ennui de la grisail<strong>le</strong> en Europe, monotonie du pittoresque hors de l’Europe.)Les romans créés au-dessous du trente-cinquième parallè<strong>le</strong>, quoique un peuétrangers au goût européen, sont <strong>le</strong> prolongement de l’histoire du roman européen, desa forme, de son esprit, et sont même étonnamment proches de ses sourcespremières; nul<strong>le</strong> part ail<strong>le</strong>urs la vieil<strong>le</strong> sève rabelaisienne ne cou<strong>le</strong> aujourd’hui sijoyeusement que dans <strong>le</strong>s œuvres de ces romanciers non-européens.Le jour où Panurge ne fera plus rireCe qui me fait revenir une dernière fois à Panurge. Dans Pantagruel, il tombeamoureux d’une dame et à tout prix veut l’avoir. Dans l’église, pendant la messe (n’estcepas un sacré sacrilège ?), il lui adresse d’ébouriffantes obscénités (qui, dansl’Amérique d’aujourd’hui, lui coûteraient cent treize ans de prison pour harcè<strong>le</strong>mentsexuel) et, quand el<strong>le</strong> ne veut pas entendre, il se venge en dispersant sur sesvêtements <strong>le</strong> sexe d’une chienne en cha<strong>le</strong>ur. Sortant de l’église, tous <strong>le</strong>s chiens desenvirons (six cent mil<strong>le</strong> et quatorze, dit Rabelais) courent après el<strong>le</strong> et pissent sur el<strong>le</strong>.Je me rappel<strong>le</strong> mes vingt ans, un dortoir d’ouvriers, mon Rabelais tchèque sous mon lit.Aux ouvriers curieux de ce gros <strong>livre</strong>, maintes fois j’ai dû lire cette histoire que, bientôt,ils ont connue par cœur. Bien qu’ils fussent des gens d’une mora<strong>le</strong> paysanne plutôtconservatrice, il n’y avait, dans <strong>le</strong>ur rire, pas la moindre condamnation du harce<strong>le</strong>urverbal et urinaire; ils ont adoré Panurge, et à tel point qu’ils ont donné son nom à l’un denos compagnons; ah non, pas à un coureur de femmes, mais à un jeune homme connu

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!