Prague. Un ami et moi, pendant <strong>le</strong>s réunions d’enseignants, regardions toujours avecune sympathie malicieuse l’un de nos collègues, écrivain d’une cinquantaine d’années,homme subtil et correct mais que nous soupçonnions d’une énorme et indomptab<strong>le</strong>lâcheté. Nous avons rêvé de cette situation que (hélas !) nous n’avons jamais réalisée :L’un de nous, subitement, au milieu de la réunion s’adresserait à lui : « Àgenoux ! »Il ne comprendrait pas, d’abord, ce que nous voudrions; plus exactement, danssa pusillanimité lucide, il comprendrait tout de suite, mais croirait possib<strong>le</strong> de gagner unpeu de temps en faisant semblant de ne pas comprendre.Nous serions obligés de hausser <strong>le</strong> ton : « À genoux ! »À ce moment il ne pourrait plus feindre de ne pas comprendre. Il serait déjà prêtà obéir, n’ayant qu’un seul problème à résoudre : comment <strong>le</strong> faire ? Comment semettre à genoux, ici, sous <strong>le</strong>s yeux de tous ses collègues, sans s’abaisser ? Ilchercherait désespérément une formu<strong>le</strong> drô<strong>le</strong> pour accompagner son agenouil<strong>le</strong>ment :« Est-ce que vous me permettez, mes chers collègues, dirait-il enfin, de mettre uncoussin sous mes genoux ? - À genoux et tais-toi ! » Il s’exécuterait en joignant <strong>le</strong>smains et en inclinant la tête légèrement à gauche : « Mes chers collègues, si vous avezbien étudié la peinture de la Renaissance c’est exactement de cette manière queRaphaël a peint saint François d’Assise. »Chaque jour nous imaginions de nouvel<strong>le</strong>s variantes de cette dé<strong>le</strong>ctab<strong>le</strong> scèneen inventant d’autres et d’autres formu<strong>le</strong>s spirituel<strong>le</strong>s avec <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s notre collègueessaierait de sauver sa dignité.Le deuxième procès contre Joseph K.Contrairement à Orson Wel<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s premiers interprètes de Kafka étaient loin deconsidérer K. comme un innocent qui se révolte contre l’arbitraire. Pour Max Brod, celane fait pas de doute, Joseph K. est coupab<strong>le</strong>. Qu’a-t-il fait ? Selon Brod (Le Désespoiret <strong>le</strong> Salut dans l’œuvre de Franz Kafka, 1959), il est coupab<strong>le</strong> de sa Lieblosigkeit, deson incapacité d’aimer. « Joseph K. liebt niemand, er lie-belt nur, deshalb muss ersterben. » Joseph K. n’aime personne, il flirte seu<strong>le</strong>ment, donc il faut qu’il meure.(Gardons à jamais en mémoire la bêtise sublime de cette phrase !) Brod apporteaussitôt deux preuves de la Lieblosigkeit : selon un chapitre inachevé et écarté duroman (qu’on publie d’habitude en appendice), Joseph K., depuis trois ans déjà, n’estpas allé voir sa mère; il lui envoie seu<strong>le</strong>ment de l’argent, se renseignant sur sa santéauprès d’un cousin; (curieuse ressemblance : Meursault, de L’Étranger, est lui aussiaccusé de ne pas aimer sa mère). La seconde preuve, c’est son rapport àMl<strong>le</strong> Bûrstner, rapport, selon Brod, de la « sexualité la plus basse » (die niedrigsteSexualitât). « Obnubilé par la sexualité, Joseph K. ne voit pas dans une femme un êtrehumain. »Edouard Goldstücker, kafkologue tchèque, dans sa préface pour l’éditionpraguoise du Procès en 1964, a condamné K. avec une pareil<strong>le</strong> sévérité même si sonvocabulaire n’était pas marqué, comme chez Brod, de théologie mais de sociologiemarxisante : « Joseph K. est coupab<strong>le</strong> parce qu’il a permis que sa vie se fût mécanisée,automatisée, aliénée, qu’el<strong>le</strong> se fût adaptée au rythme stéréotypé de la machinesocia<strong>le</strong>, qu’el<strong>le</strong> se fût laissé priver de tout ce qui était humain; ainsi K. a transgressé la
loi à laquel<strong>le</strong>, selon Kafka, toute l’humanité est soumise et qui dit : “Sois humain.” »Après avoir subi un terrib<strong>le</strong> procès stalinien où on l’accusa de crimes imaginaires,Goldstücker passa, dans <strong>le</strong>s années cinquante, quatre ans en prison. Je me demande :victime lui-même d’un procès, comment a-t-il pu, quelque dix ans plus tard, intenter unautre procès contre un autre accusé aussi peu coupab<strong>le</strong> que lui-même ?Selon A<strong>le</strong>xandre Vialatte (L’Histoire secrète du Procès, 1947), <strong>le</strong> procès dans <strong>le</strong>roman de Kafka est celui que Kafka instruit contre lui-même, K. n’étant que son alterego : Kafka avait rompu ses fiançail<strong>le</strong>s avec Felice, et <strong>le</strong> futur beau-père « était venu deMalmô exprès pour juger <strong>le</strong> coupab<strong>le</strong>. La chambre de l’hôtel d’Ascanie où se déroulaitcette scène (en juil<strong>le</strong>t 1914) faisait à Kafka l’effet d’un tribunal. […] Le <strong>le</strong>ndemain ilattaquait La Colonie pénitentiaire et Le Procès. Le crime de K., nous l’ignorons, et lamora<strong>le</strong> courante l’absout. Et cependant son “innocence” est diabolique. […] K. acontrevenu de mystérieuse façon aux lois d’une mystérieuse justice qui n’a aucunecommune mesure avec la nôtre. […] Le juge est docteur Kafka, l’accusé est docteurKafka. Il plaide coupab<strong>le</strong> d’innocence diabolique. »Pendant <strong>le</strong> premier procès (celui que raconte Kafka dans son roman) <strong>le</strong> tribunalaccuse K. sans indiquer <strong>le</strong> crime. Les kafkologues ne s’étonnent pas qu’on puisseaccuser quelqu’un sans dire pourquoi et ne s’empressent pas de méditer cette situationinédite, jamais examinée dans aucune œuvre littéraire. Au lieu de cela, ils se mettent àjouer <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de procureurs dans un nouveau procès qu’ils intentent eux-mêmes contreK. en essayant cette fois d’identifier la vraie faute de l’accusé. Brod : il n’est pascapab<strong>le</strong> d’aimer ! Goldstucker : il a consenti que sa vie se fut mécanisée ! Vialatte : il arompu ses fiançail<strong>le</strong>s ! Il faut <strong>le</strong>ur accorder ce mérite : <strong>le</strong>ur procès contre K. est aussikafkaïen que <strong>le</strong> premier. Car si dans son premier procès K. n’est accusé de rien, dans<strong>le</strong> deuxième il est accusé de n’importe quoi, ce qui revient au même parce que dans <strong>le</strong>sdeux cas une chose est claire : K. est coupab<strong>le</strong> non pas parce qu’il a commis une fautemais parce qu’il a été accusé. Il est accusé, donc il faut qu’il meure.CulpabilisationIl n’y a qu’une seu<strong>le</strong> méthode pour comprendre <strong>le</strong>s romans de Kafka. Les lirecomme on lit des romans. Au lieu de chercher dans <strong>le</strong> personnage de K. <strong>le</strong> portrait del’auteur et dans <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s de K. un mystérieux message chiffré, suivre attentivement <strong>le</strong>comportement des personnages, <strong>le</strong>urs propos, <strong>le</strong>ur pensée, et essayer de <strong>le</strong>s imaginerdevant ses yeux. Si on lit ainsi Le Procès, on est, dès <strong>le</strong> début, intrigué par l’étrangeréaction de K. à l’accusation : sans avoir rien fait de mal (ou sans savoir ce qu’il a faitde mal), K. commence aussitôt à se comporter comme s’il était coupab<strong>le</strong>. Il se sentcoupab<strong>le</strong>. On l’a rendu coupab<strong>le</strong>. On l’a culpabilisé.Autrefois, entre « être coupab<strong>le</strong> » et « se sentir coupab<strong>le</strong> » on ne voyait qu’unrapport tout simp<strong>le</strong> : se sent coupab<strong>le</strong> qui est coupab<strong>le</strong>. Le mot « culpabiliser », en effet,est relativement récent; en français il fut utilisé pour la première fois en 1966 grâce à lapsychanalyse et à ses innovations terminologiques; <strong>le</strong> substantif dérivé de ce verbe(« culpabilisation ») fut créé deux ans plus tard, en 1968. Or, longtemps avant, lasituation jusqu’alors inexplorée de la culpabilisation a été exposée, décrite, développéedans <strong>le</strong> roman de Kafka, sur <strong>le</strong> personnage de K. et ce aux différents stades de sonévolution :
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