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Lire le livre - Bibliothèque

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Les deux mi-tempsL’histoire de la musique européenne est âgée d’environ un millénaire (si je voisses débuts dans <strong>le</strong>s premiers essais de la polyphonie primitive). L’histoire du romaneuropéen (si je vois son commencement dans l’œuvre de Rabelais et dans cel<strong>le</strong> deCervantes), d’environ quatre sièc<strong>le</strong>s. Quand je pense à ces deux histoires, je ne peuxme libérer de l’impression qu’el<strong>le</strong>s se sont déroulées à des rythmes semblab<strong>le</strong>s, pourainsi dire, en deux mi-temps. Les césures entre <strong>le</strong>s mi-temps, dans l’histoire de lamusique et dans cel<strong>le</strong> du roman, ne sont pas synchrones. Dans l’histoire de la musique,la césure s’étend sur tout <strong>le</strong> XVIII e sièc<strong>le</strong> (l’apogée symbolique de la première moitié setrouvant dans L’Art de la fugue de Bach, <strong>le</strong> commencement de la deuxième dans <strong>le</strong>sœuvres des premiers classiques); la césure dans l’histoire du roman arrive un peu plustard : entre <strong>le</strong> XVIII e et <strong>le</strong> XIX e sièc<strong>le</strong>, à savoir entre, d’un côté, Laclos, Sterne, et del’autre côté, Scott, Balzac. Cet asynchronisme témoigne que <strong>le</strong>s causes <strong>le</strong>s plusprofondes qui régissent <strong>le</strong> rythme de l’histoire des arts ne sont pas sociologiques,politiques, mais esthétiques : liées au caractère intrinsèque de tel ou tel art; comme sil’art du roman, par exemp<strong>le</strong>, contenait deux possibilités différentes (deux façonsdifférentes d’être roman) qui ne pouvaient pas être exploitées en même temps,parallè<strong>le</strong>ment, mais successivement, l’une après l’autre.L’idée métaphorique des deux mi-temps m’est venue autrefois au cours d’uneconversation amica<strong>le</strong> et ne prétend à aucune scientificité; c’est une expérience bana<strong>le</strong>,élémentaire, naïvement évidente : en ce qui concerne la musique et <strong>le</strong> roman, noussommes tous éduqués dans l’esthétique de la deuxième mi-temps. Une messed’Ockeghem ou L’Art de la fugue de Bach sont pour un mélomane moyen aussidiffici<strong>le</strong>s à comprendre que la musique de Webern. Si captivantes que soient <strong>le</strong>urshistoires, <strong>le</strong>s romans du XVIII e sièc<strong>le</strong> intimident <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur par <strong>le</strong>ur forme, si bien qu’ilssont beaucoup plus connus par des adaptations cinématographiques (qui dénaturentfata<strong>le</strong>ment et <strong>le</strong>ur esprit et <strong>le</strong>ur forme) que par <strong>le</strong> texte. Les <strong>livre</strong>s du romancier <strong>le</strong> pluscélèbre du XVIII e sièc<strong>le</strong>, Samuel Richardson, sont introuvab<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong>s librairies etpratiquement oubliés. Balzac, par contre, même s’il peut paraître vieilli, est toujoursfaci<strong>le</strong> à lire, sa forme est compréhensib<strong>le</strong>, familière au <strong>le</strong>cteur et, bien plus, el<strong>le</strong> est pourlui <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> même de la forme romanesque.Le fossé entre <strong>le</strong>s esthétiques des deux mi-temps est la cause d’une multitudede ma<strong>le</strong>ntendus. Vladimir Nabokov, dans son <strong>livre</strong> consacré à Cervantes, donne uneopinion provocativement négative de Don Quichotte : <strong>livre</strong> surestimé, naïf, répétitif etp<strong>le</strong>in d’une insupportab<strong>le</strong> et invraisemblab<strong>le</strong> cruauté; cette « hideuse cruauté » a fait dece <strong>livre</strong> un des « plus durs et plus barbares qu’on ait jamais écrits »; <strong>le</strong> pauvre Sancho,passant d’une bastonnade à l’autre, perd au moins cinq fois toutes ses dents. Oui,Nabokov a raison : Sancho perd trop de dents, mais nous ne sommes pas chez Zola oùune cruauté, décrite exactement et en détail, devient document vrai d’une réalitésocia<strong>le</strong>; avec Cervantes, nous sommes dans un monde créé par <strong>le</strong>s sortilèges duconteur qui invente, qui exagère et qui se laisse emporter par ses fantaisies, par sesoutrances; <strong>le</strong>s cent trois dents cassées de Sancho, on ne peut pas <strong>le</strong>s prendre au piedde la <strong>le</strong>ttre, comme d’ail<strong>le</strong>urs rien dans ce roman. « Madame, un rou<strong>le</strong>au compresseurest passé sur votre fil<strong>le</strong> ! - Bon, bon, je suis dans ma baignoire. Glissez-la-moi sous la

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