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Lire le livre - Bibliothèque

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aussi indispensab<strong>le</strong> que la police de Dzerjinski. Lyrisme, lyrisation, discours lyrique,enthousiasme lyrique font partie intégrante de ce qu’on appel<strong>le</strong> <strong>le</strong> monde totalitaire; cemonde, ce n’est pas <strong>le</strong> goulag, c’est <strong>le</strong> goulag dont <strong>le</strong>s murs extérieurs sont tapissés devers et devant <strong>le</strong>squels on danse.Plus que la Terreur, la lyrisation de la Terreur fut pour moi un traumatisme. Àjamais, j’ai été vacciné contre toutes <strong>le</strong>s tentations lyriques. La seu<strong>le</strong> chose que jedésirais alors profondément, avidement, c’était un regard lucide et désabusé. Je l’aitrouvé enfin dans l’art du roman. C’est pourquoi être romancier fut pour moi plus quepratiquer un « genre littéraire » parmi d’autres; ce fut une attitude, une sagesse, uneposition; une position excluant toute identification à une politique, à une religion, à uneidéologie, à une mora<strong>le</strong>, à une col<strong>le</strong>ctivité; une non-identification consciente, opiniâtre,enragée, conçue non pas comme évasion ou passivité, mais comme résistance, défi,révolte. J’ai fini par avoir ces dialogues étranges : « Vous êtes communiste, monsieurKundera ? - Non, je suis romancier. » « Vous êtes dissident ? - Non, je suisromancier. » « Vous êtes de gauche ou de droite ? - Ni l’un ni l’autre. Je suisromancier. »Dès ma première jeunesse, j’ai été amoureux de l’art moderne, de sa peinture,de sa musique, de sa poésie. Mais l’art moderne était marqué par son « esprit lyrique »,par ses illusions de progrès, par son idéologie de la doub<strong>le</strong> révolution, esthétique etpolitique, et tout cela, peu à peu, je <strong>le</strong> pris en grippe. Mon scepticisme à l’égard del’esprit d’avant-garde ne pouvait pourtant rien changer à mon amour pour <strong>le</strong>s œuvresd’art moderne. Je <strong>le</strong>s aimais et je <strong>le</strong>s aimais d’autant plus qu’el<strong>le</strong>s étaient <strong>le</strong>s premièresvictimes de la persécution stalinienne; Cenek, de La Plaisanterie, fut envoyé dans unrégiment disciplinaire parce qu’il aimait la peinture cubiste; c’était ainsi, alors : laRévolution avait décidé que l’art moderne était son ennemi idéologique numéro unmême si <strong>le</strong>s pauvres modernistes ne désiraient que la chanter et la célébrer; jen’oublierai jamais Konstantin Biebl : un poète exquis (ah, combien j’ai connu de sesvers par cœur !) qui, communiste enthousiaste, s’est mis, après 1948, à écrire de lapoésie de propagande d’une médiocrité aussi consternante que déchirante; un peu plustard, il se jeta d’une fenêtre sur <strong>le</strong> pavé de Prague et se tua; dans sa personne subti<strong>le</strong>,j’ai vu l’art moderne trompé, cocufié, martyrisé, assassiné, suicidé.Ma fidélité à l’art moderne était donc aussi passionnel<strong>le</strong> que mon attachement àl’antilyrisme du roman. Les va<strong>le</strong>urs poétiques chères à Breton, chères à tout l’artmoderne (intensité, densité, imagination délivrée, mépris pour « <strong>le</strong>s moments nuls de lavie »), je <strong>le</strong>s ai cherchées exclusivement sur <strong>le</strong> territoire romanesque désenchanté.Mais el<strong>le</strong>s m’importaient d’autant plus. Ce qui explique, peut-être, pourquoi j’ai étéparticulièrement al<strong>le</strong>rgique à cette sorte d’ennui qui irritait Debussy lorsqu’il écoutait dessymphonies de Brahms ou de Tchaïkovski; al<strong>le</strong>rgique au bruissement des laborieusesaraignées. Ce qui explique, peut-être, pourquoi je suis resté longtemps sourd à l’art deBalzac et pourquoi <strong>le</strong> romancier que j’ai particulièrement adoré fut Rabelais.Pour Rabelais, la dichotomie des thèmes et des ponts, du premier et de l’arrièreplanest chose inconnue. Lestement, il passe d’un sujet grave à l’énumération desméthodes que <strong>le</strong> petit Gargantua inventa pour se torcher <strong>le</strong> cul, et pourtant,esthétiquement, tous ces passages, futi<strong>le</strong>s ou graves, ont chez lui la même importance,me procurent <strong>le</strong> même plaisir. C’est ce qui m’enchantait chez lui et chez d’autres

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