Cette exigence de Broch est valab<strong>le</strong> pour toute œuvre importante. Je ne <strong>le</strong>répéterai jamais assez : la va<strong>le</strong>ur et <strong>le</strong> sens d’une œuvre peuvent être appréciésseu<strong>le</strong>ment dans <strong>le</strong> grand contexte international. Cette vérité devient particulièrementimpérieuse pour tout artiste se trouvant dans un relatif iso<strong>le</strong>ment. Un surréalistefrançais, un auteur du « nouveau roman », un naturaliste du XIX e sièc<strong>le</strong>, sont tousportés par une génération, par un mouvement mondia<strong>le</strong>ment connu, <strong>le</strong>ur programmeesthétique précède, pour ainsi dire, <strong>le</strong>ur œuvre. Mais Gombrowicz, où <strong>le</strong> situer ?Comment comprendre son esthétique ?Il quitte son pays en 1939, quand il a trente-cinq ans. Comme pièce d’identitéd’artiste il emporte avec lui un seul <strong>livre</strong>, Ferdydurke, roman génial, en Pologne à peineconnu, tota<strong>le</strong>ment inconnu ail<strong>le</strong>urs. Il débarque loin de l’Europe, en Argentine. Il estinimaginab<strong>le</strong>ment seul. Jamais <strong>le</strong>s grands écrivains argentins ne se sont rapprochés delui. L’émigration polonaise anticommuniste est peu curieuse de son art. Pendantquatorze ans, sa situation reste inchangée, et vers 1953 il se met à écrire et à éditerson Journal. On n’y apprend pas grand-chose sur sa vie, c’est avant tout un exposé desa position, une perpétuel<strong>le</strong> auto-explication, esthétique et philosophique, un manuel desa « stratégie », ou encore mieux : c’est son testament; non qu’il pensât alors à sa mort,il a voulu imposer, comme volonté dernière et définitive, sa propre compréhension delui-même et de son œuvre.Il délimite sa position par trois refus-clés : refus de la soumission à l’engagementpolitique de l’émigration polonaise (non pas qu’il ait des sympathies procommunistesmais parce que <strong>le</strong> principe de l’art engagé lui répugne); refus de la tradition polonaise(selon lui, on peut faire quelque chose de valab<strong>le</strong> pour la Pologne seu<strong>le</strong>ment ens’opposant à la « polonité », en secouant son pesant héritage romantique); refus, enfin,du modernisme occidental des années soixante, modernisme stéri<strong>le</strong>, « déloyal enversla réalité », impuissant dans l’art du roman, universitaire, snob, absorbé par son autothéorisation(non pas que Gombrowicz soit moins moderne, mais son modernisme estdifférent). C’est surtout cette troisième « clause du testament » qui est importante,décisive et en même temps opiniâtrement mécomprise.Ferdydurke a été édité en 1937, un an avant La Nausée, mais, Gombrowiczinconnu, Sartre célèbre, La Nausée a pour ainsi dire confisqué, dans l’histoire duroman, la place due à Gombrowicz. Tandis que dans La Nausée la philosophieexistentialiste a pris un accoutrement romanesque (comme si un professeur, pouramuser <strong>le</strong>s élèves qui s’endorment, décidait de <strong>le</strong>ur donner une <strong>le</strong>çon en forme deroman), Gombrowicz a écrit un vrai roman qui renoue avec l’ancienne tradition duroman comique (dans <strong>le</strong> sens de Rabelais, de Cervantes, de Fielding) si bien que <strong>le</strong>sproblèmes existentiels, dont il était passionné non moins que Sartre, apparaissent chezlui sous un jour non-sérieux et drô<strong>le</strong>.Ferdydurke est une de ces œuvres majeures (avec Les Somnambu<strong>le</strong>s, avecL’Homme sans qualités) qui inaugurent, selon moi, <strong>le</strong> « troisième temps » de l’histoiredu roman en faisant ressusciter l’expérience oubliée du roman prébalzacien et ens’emparant des domaines considérés naguère comme réservés à la philosophie. QueLa Nausée, et non pas Ferdydurke, soit devenue l’exemp<strong>le</strong> de cette nouvel<strong>le</strong> orientationa eu de fâcheuses conséquences : la nuit de noces de la philosophie et du roman s’estdéroulée dans l’ennui réciproque. Découvertes vingt, trente ans après <strong>le</strong>ur naissance,l’œuvre de Gombrowicz, cel<strong>le</strong>s de Broch, de Musil (et cel<strong>le</strong> de Kafka, bien sûr) n’avaient
plus la force nécessaire pour séduire une génération et créer un mouvement;interprétées par une autre éco<strong>le</strong> esthétique qui, à beaucoup d’égards, <strong>le</strong>ur étaitopposée, el<strong>le</strong>s étaient respectées, admirées même, mais incomprises, si bien que <strong>le</strong>plus grand tournant dans l’histoire du roman de notre sièc<strong>le</strong> est passé inaperçu.Tel était aussi, j’en ai déjà parlé, <strong>le</strong> cas de Janacek. Max Brod se mit à sonservice comme au service de Kafka : avec une ardeur désintéressée. Rendons-lui cettegloire : il s’est mis au service des deux plus grands artistes qui ont jamais vécu dans <strong>le</strong>pays où je suis né. Kafka et Janacek : tous <strong>le</strong>s deux mésestimés; tous <strong>le</strong>s deux avecune esthétique diffici<strong>le</strong> à saisir; tous <strong>le</strong>s deux victimes de la petitesse de <strong>le</strong>ur milieu.Prague représentait pour Kafka un énorme handicap. Il y était isolé du monde littéraireet éditorial al<strong>le</strong>mand, et cela lui a été fatal. Ses éditeurs se sont très peu occupés de cetauteur que, en personne, ils connaissaient à peine. Joachim Unseld, fils d’un grandéditeur al<strong>le</strong>mand, consacre un <strong>livre</strong> à ce problème et démontre que c’était là la raison laplus probab<strong>le</strong> (je trouve cette idée très réaliste) pour laquel<strong>le</strong> Kafka n’achevait pas desromans que personne ne lui réclamait. Car si un auteur n’a pas la perspective concrèted’éditer son manuscrit, rien ne <strong>le</strong> pousse à y mettre la dernière touche, rien nel’empêche de ne pas l’écarter provisoirement de sa tab<strong>le</strong> et de passer à autre chose.Pour <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands, Prague n’était qu’une vil<strong>le</strong> de province, de même que Brnopour <strong>le</strong>s Tchèques. Tous <strong>le</strong>s deux, Kafka et Janacek, étaient donc des provinciaux.Tandis que Kafka était quasi inconnu dans un pays dont la population lui étaitétrangère, Janacek, dans <strong>le</strong> même pays, était bagatellisé par <strong>le</strong>s siens.Qui veut comprendre l’incompétence esthétique du fondateur de la kafkologiedevrait lire sa monographie de Janacek. Monographie enthousiaste qui, certainement, abeaucoup aidé <strong>le</strong> maître mésestimé. Mais qu’el<strong>le</strong> est faib<strong>le</strong>, qu’el<strong>le</strong> est naïve ! Avec degrands mots, cosmos, amour, compassion, humiliés et offensés, musique divine, âmehypersensib<strong>le</strong>, âme tendre, âme d’un rêveur, et sans la moindre analyse structura<strong>le</strong>,sans la moindre tentative pour saisir l’esthétique concrète de la musique janacékienne.Connaissant la haine de la musicologie praguoise envers <strong>le</strong> compositeur de province,Brod a voulu prouver que Janacek faisait partie de la tradition nationa<strong>le</strong> et qu’il étaitparfaitement digne du très-grand Smetana, l’ido<strong>le</strong> de l’idéologie nationa<strong>le</strong> tchèque. Ils’est à tel point laissé obnubi<strong>le</strong>r par cette polémique tchèque, provincia<strong>le</strong>, bornée, quetoute la musique du monde s’est enfuie de son <strong>livre</strong>, et que de tous <strong>le</strong>s compositeurs detous <strong>le</strong>s temps n’y restait mentionné que <strong>le</strong> seul Smetana.Ah, Max, Max ! Il ne faut jamais se précipiter sur <strong>le</strong> terrain de l’adversaire ! Là, tune trouveras que fou<strong>le</strong> hosti<strong>le</strong>, arbitres vendus ! Brod n’a pas profité de sa position denon-Tchèque pour déplacer Janacek dans <strong>le</strong> grand contexte, <strong>le</strong> contexte cosmopolitede la musique européenne, <strong>le</strong> seul où il pouvait être défendu et compris; il <strong>le</strong> réenfermadans son horizon national, <strong>le</strong> coupa de la musique moderne, et scella son iso<strong>le</strong>ment.Les premières interprétations col<strong>le</strong>nt à une œuvre, el<strong>le</strong> ne s’en débarrassera pas. Demême que la pensée de Brod restera à jamais perceptib<strong>le</strong> dans toute la littérature surKafka, de même Janacek souffrira à jamais de la provincialisation que lui ont infligéeses compatriotes et que Brod a confirmée.Énigmatique Brod. Il aimait Janacek; aucune arrière-pensée ne <strong>le</strong> guidait, seull’esprit de justice; il l’a aimé pour l’essentiel, pour son art. Mais cet art, il ne <strong>le</strong>comprenait pas.
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