13.07.2015 Views

Lire le livre - Bibliothèque

Lire le livre - Bibliothèque

Lire le livre - Bibliothèque

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

eprésentative : <strong>le</strong> roman. Car Rushdie n’a pas blasphémé. Il n’a pas attaqué l’Islam. Ila écrit un roman. Mais cela, pour l’esprit théocratique, est pire qu’une attaque; si onattaque une religion (par une polémique, un blasphème, une hérésie), <strong>le</strong>s gardiens dutemp<strong>le</strong> peuvent aisément la défendre sur <strong>le</strong>ur propre terrain, avec <strong>le</strong>ur propre langage;mais, pour eux, <strong>le</strong> roman est une autre planète; un autre univers fondé sur une autreontologie; un infernum où la vérité unique est sans pouvoir et où la satanique ambiguïtétourne toutes <strong>le</strong>s certitudes en énigmes.Soulignons-<strong>le</strong> : non pas attaque; ambiguïté; la deuxième partie des Versetssataniques (c’est-à-dire la partie incriminée qui évoque Mahomet et la genèse del’Islam) est présentée dans <strong>le</strong> roman comme un rêve de Gibreel Farishta qui, ensuite,composera d’après ce rêve un film de pacotil<strong>le</strong> où il jouera lui-même <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> del’archange. Le récit est ainsi doub<strong>le</strong>ment relativisé (d’abord comme un rêve, ensuitecomme un mauvais film qui essuiera un échec), présenté donc non pas comme uneaffirmation, mais comme une invention ludique. Invention désobligeante ? Je <strong>le</strong>conteste : el<strong>le</strong> m’a fait comprendre, pour la première fois de ma vie, la poésie de lareligion islamique, du monde islamique.Insistons à ce propos : il n’y a pas de place pour la haine dans l’univers de larelativité romanesque : <strong>le</strong> romancier qui écrit un roman pour rég<strong>le</strong>r ses comptes (que cesoient des comptes personnels ou idéologiques) est voué à un naufrage esthétique tota<strong>le</strong>t assuré. Ayesha, la jeune fil<strong>le</strong> qui conduit <strong>le</strong>s villageois hallucinés à la mort, est unmonstre, bien sûr, mais el<strong>le</strong> est aussi séduisante, merveil<strong>le</strong>use (auréolée des papillonsqui l’accompagnent partout) et, souvent, touchante; même dans <strong>le</strong> portrait d’un imamémigré (portrait imaginaire de Khomeiny), on trouve une compréhension presquerespectueuse; la modernité occidenta<strong>le</strong> est observée avec scepticisme, en aucun casel<strong>le</strong> n’est présentée comme supérieure à l’archaïsme oriental; <strong>le</strong> roman « explorehistoriquement et psychologiquement » d’anciens textes sacrés, mais il montre, en plus,à quel point ils sont avilis par la télé, la publicité, l’industrie de divertissement; est-cequ’au moins <strong>le</strong>s personnages de gauchistes, qui stigmatisent la frivolité de ce mondemoderne, bénéficient d’une sympathie sans fail<strong>le</strong> de la part de l’auteur ? Ah non, ils sontlamentab<strong>le</strong>ment ridicu<strong>le</strong>s et aussi frivo<strong>le</strong>s que la frivolité environnante; personne n’araison et personne n’a entièrement tort dans cet immense carnaval de la relativitéqu’est cette œuvre.Avec Les Versets sataniques, c’est donc l’art du roman en tant que tel qui estincriminé. C’est pourquoi, de toute cette triste histoire, <strong>le</strong> plus triste est non pas <strong>le</strong>verdict de Khomeiny (qui résulte d’une logique atroce mais cohérente) mais l’incapacitéde l’Europe à défendre et à expliquer (expliquer patiemment à el<strong>le</strong>-même et aux autres)l’art <strong>le</strong> plus européen qu’est l’art du roman, autrement dit, à expliquer et à défendre sapropre culture. Les « fils du roman » ont lâché l’art qui <strong>le</strong>s a formés. L’Europe, la« société du roman », s’est abandonnée el<strong>le</strong>-même.Je ne m’étonne pas que des théologiens sorbonnards, la police idéologique dece XVI e sièc<strong>le</strong> qui a allumé tant de bûchers, aient fait la vie dure à Rabelais, l’obligeantà fuir et à se cacher. Ce qui me semb<strong>le</strong> beaucoup plus étonnant et digne d’admiration,c’est la protection que lui ont procurée des hommes puissants de son temps, <strong>le</strong> cardinaldu Bellay par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong> cardinal Odet, et surtout François I er , roi de France. Ont-ilsvoulu défendre des principes ? la liberté d’expression ? <strong>le</strong>s droits de l’homme ? Le motifde <strong>le</strong>ur attitude était meil<strong>le</strong>ur; ils aimaient la littérature et <strong>le</strong>s arts.

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!