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Lire le livre - Bibliothèque

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déce<strong>le</strong>r; d’abord à cause du minimum d’égards dû aux personnes qui, à <strong>le</strong>ur surprise,trouveront des fragments de <strong>le</strong>ur vie dans un roman, puis, parce que <strong>le</strong>s clés (vraies oufausses) qu’on met dans <strong>le</strong>s mains du <strong>le</strong>cteur ne peuvent que <strong>le</strong> fourvoyer; au lieu desaspects inconnus de l’existence, il cherchera dans un roman des aspects inconnus del’existence de l’auteur; tout <strong>le</strong> sens de l’art du roman sera ainsi anéanti comme l’aanéanti, par exemp<strong>le</strong>, ce professeur américain qui, armé d’un immense trousseau depasse-partout, a écrit la grande biographie de Hemingway : par la force de soninterprétation, il a transformé toute l’œuvre de Hemingway en un seul roman à clés;comme s’il l’avait retournée, tel<strong>le</strong> une veste : subitement, <strong>le</strong>s <strong>livre</strong>s se retrouvent,invisib<strong>le</strong>s, de l’autre côté et, sur la doublure, on observe avidement <strong>le</strong>s événements(vrais ou prétendus) de sa vie, événements insignifiants, pénib<strong>le</strong>s, ridicu<strong>le</strong>s, banals,bêtes, mesquins; ainsi l’œuvre se défait, <strong>le</strong>s personnages imaginaires se transformenten personnes de la vie de l’auteur et <strong>le</strong> biographe ouvre <strong>le</strong> procès moral contrel’écrivain : il y a, dans une nouvel<strong>le</strong>, un personnage de mère méchante : c’est sa propremère que Hemingway calomnie ici; dans une autre nouvel<strong>le</strong> il y a un père cruel : c’est lavengeance de Hemingway à qui, enfant, son père a laissé faire sans anesthésiel’ablation des amygda<strong>le</strong>s; dans Un chat sous la pluie <strong>le</strong> personnage féminin anonymese montre insatisfait « avec son époux égocentrique et amorphe » : c’est la femme deHemingway, Had<strong>le</strong>y, qui se plaint; dans <strong>le</strong> personnage féminin de Gens d’été il faut voirl’épouse de Dos Passos : Hemingway a vainement voulu la séduire et, dans la nouvel<strong>le</strong>,il abuse bassement d’el<strong>le</strong> en lui faisant l’amour sous <strong>le</strong>s traits d’un personnage; dansAu-delà du f<strong>le</strong>uve et sous <strong>le</strong>s arbres, un inconnu traverse un bar, il est très laid :Hemingway décrit ainsi la laideur de Sinclair Lewis qui, « profondément b<strong>le</strong>ssé par cettedescription cruel<strong>le</strong>, mourut trois mois après la publication du roman ». Et ainsi de suite,et ainsi de suite, d’une délation à une autre.Depuis toujours <strong>le</strong>s romanciers se sont défendus contre cette fureurbiographique, dont, selon Marcel Proust, <strong>le</strong> représentant-prototype est Sainte-Beuveavec sa devise : « La littérature n’est pas distincte ou, du moins, séparab<strong>le</strong> du reste del’homme… » Comprendre une œuvre exige donc de connaître d’abord l’homme, c’està-dire,précise Sainte-Beuve, de connaître la réponse à un certain nombre de questionsquand bien même el<strong>le</strong>s « semb<strong>le</strong>raient étrangères à la nature de ses écrits : Quepensait-il de la religion ? Comment était-il affecté du spectac<strong>le</strong> de la nature ? Commentse comportait-il sur l’artic<strong>le</strong> des femmes, sur l’artic<strong>le</strong> de l’argent ? Était-il riche, pauvre;quel était son régime, sa manière de vivre journalière ? Quel était-il son vice ou sonfaib<strong>le</strong> ? ». Cette méthode quasi policière demande au critique, commente Proust, de« s’entourer de tous <strong>le</strong>s renseignements possib<strong>le</strong>s sur un écrivain, de collationner sescorrespondances, d’interroger <strong>le</strong>s hommes qui l’ont connu… ».Pourtant, entouré « de tous <strong>le</strong>s renseignements possib<strong>le</strong>s », Sainte-Beuve aréussi à ne reconnaître aucun grand écrivain de son sièc<strong>le</strong>, ni Balzac, ni Stendhal, niFlaubert, ni Baudelaire; en étudiant <strong>le</strong>ur vie il a manqué fata<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>ur œuvre car, ditProust, « un <strong>livre</strong> est <strong>le</strong> produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans noshabitudes, dans la société, dans nos vices »; « <strong>le</strong> moi de l’écrivain ne se montre quedans ses <strong>livre</strong>s ».La polémique de Proust contre Sainte-Beuve a une importance fondamenta<strong>le</strong>.Soulignons : Proust ne reproche pas à Sainte-Beuve d’exagérer; il ne dénonce pas <strong>le</strong>slimites de sa méthode; son jugement est absolu : cette méthode est aveug<strong>le</strong> à l’autre

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