accessib<strong>le</strong> dans sa chambre à coucher; se faire manger son petit déjeuner; êtredisponib<strong>le</strong>, jour et nuit, pour se rendre aux convocations; voir confisquer <strong>le</strong>s rideaux quicouvrent sa fenêtre; ne pouvoir fréquenter qui on veut; ne plus s’appartenir à soi-même;perdre <strong>le</strong> statut d’individu. Cette transformation d’un homme de sujet en objet, onl’éprouve comme une honte.Je ne crois pas qu’en demandant à Brod de détruire sa correspondance Kafkacraignait sa publication. Une tel<strong>le</strong> idée ne pouvait guère lui venir à l’esprit. Les éditeursne s’intéressaient pas à ses romans, comment auraient-ils pu s’intéresser à ses<strong>le</strong>ttres ? Ce qui l’a poussé à vouloir <strong>le</strong>s détruire c’était la honte, la honte toutélémentaire, non pas cel<strong>le</strong> d’un écrivain mais cel<strong>le</strong> d’un simp<strong>le</strong> individu, la honte delaisser traîner des choses intimes sous <strong>le</strong>s yeux des autres, de la famil<strong>le</strong>, des inconnus,la honte d’être tourné en objet, la honte capab<strong>le</strong> de « lui survivre ».Et pourtant, ces <strong>le</strong>ttres Brod <strong>le</strong>s a rendues publiques; auparavant, dans sonpropre testament, il avait demandé à Kafka d’« anéantir certaines choses »; or, luimêmeil publie tout, sans discernement; même cette longue et pénib<strong>le</strong> <strong>le</strong>ttre trouvéedans un tiroir, <strong>le</strong>ttre que Kafka ne s’était jamais décidé à envoyer à son père et que,grâce à Brod, n’importe qui a pu lire ensuite, sauf son destinataire. L’indiscrétion deBrod ne trouve à mes yeux aucune excuse. Il a trahi son ami. Il a agi contre sa volonté,contre <strong>le</strong> sens et l’esprit de sa volonté, contre sa nature pudique qu’il connaissait.Il y a une différence d’essence entre, d’un côté, <strong>le</strong> roman, et, de l’autre, <strong>le</strong>sMémoires, la biographie, l’autobiographie. La va<strong>le</strong>ur d’une biographie consiste dans lanouveauté et l’exactitude des faits réels révélés. La va<strong>le</strong>ur d’un roman, dans larévélation des possibilités jusqu’alors occultées de l’existence en tant que tel<strong>le</strong>;autrement dit, <strong>le</strong> roman découvre ce qui est caché en chacun de nous. Un des élogescourants à l’adresse du roman est de dire : je me retrouve dans <strong>le</strong> personnage du <strong>livre</strong>;j’ai l’impression que l’auteur a parlé de moi et me connaît; ou en forme de grief : je mesens attaqué, dénudé, humilié par ce roman. Il ne faut jamais se moquer de cette sortede jugements, apparemment naïfs : ils sont la preuve que <strong>le</strong> roman a été lu en tant queroman.C’est pourquoi <strong>le</strong> roman à clés (qui par<strong>le</strong> de personnes réel<strong>le</strong>s avec l’intention de<strong>le</strong>s faire reconnaître sous des noms fictifs) est un faux roman, chose esthétiquementéquivoque, mora<strong>le</strong>ment malpropre. Kafka caché sous <strong>le</strong> nom de Garta ! Vous objectezà l’auteur : C’est inexact ! L’auteur : Je n’ai pas écrit des Mémoires, Garta est unpersonnage imaginaire ! Et vous : En tant que personnage imaginaire, il estinvraisemblab<strong>le</strong>, mal fichu, écrit sans ta<strong>le</strong>nt ! L’auteur : Ce n’est pourtant pas unpersonnage comme <strong>le</strong>s autres, il m’a permis de faire des révélations inédites sur monami Kafka ! Vous : Révélations inexactes ! L’auteur : Je n’ai pas écrit des Mémoires,Garta est un personnage imaginaire !… Etc.Bien sûr, tout romancier puise bon gré mal gré dans sa vie; il y a despersonnages entièrement inventés, nés de sa pure rêverie, il y en a qui sont inspiréspar un modè<strong>le</strong>, quelquefois directement, plus souvent indirectement, il y en a qui sontnés d’un seul détail observé sur quelqu’un, et tous doivent beaucoup à l’introspectionde l’auteur, à sa connaissance de lui-même. Le travail de l’imagination transforme cesinspirations et observations à un point tel que <strong>le</strong> romancier <strong>le</strong>s oublie. Pourtant, avantd’éditer son <strong>livre</strong>, il devrait penser à rendre introuvab<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s clés qui pourraient <strong>le</strong>s faire
déce<strong>le</strong>r; d’abord à cause du minimum d’égards dû aux personnes qui, à <strong>le</strong>ur surprise,trouveront des fragments de <strong>le</strong>ur vie dans un roman, puis, parce que <strong>le</strong>s clés (vraies oufausses) qu’on met dans <strong>le</strong>s mains du <strong>le</strong>cteur ne peuvent que <strong>le</strong> fourvoyer; au lieu desaspects inconnus de l’existence, il cherchera dans un roman des aspects inconnus del’existence de l’auteur; tout <strong>le</strong> sens de l’art du roman sera ainsi anéanti comme l’aanéanti, par exemp<strong>le</strong>, ce professeur américain qui, armé d’un immense trousseau depasse-partout, a écrit la grande biographie de Hemingway : par la force de soninterprétation, il a transformé toute l’œuvre de Hemingway en un seul roman à clés;comme s’il l’avait retournée, tel<strong>le</strong> une veste : subitement, <strong>le</strong>s <strong>livre</strong>s se retrouvent,invisib<strong>le</strong>s, de l’autre côté et, sur la doublure, on observe avidement <strong>le</strong>s événements(vrais ou prétendus) de sa vie, événements insignifiants, pénib<strong>le</strong>s, ridicu<strong>le</strong>s, banals,bêtes, mesquins; ainsi l’œuvre se défait, <strong>le</strong>s personnages imaginaires se transformenten personnes de la vie de l’auteur et <strong>le</strong> biographe ouvre <strong>le</strong> procès moral contrel’écrivain : il y a, dans une nouvel<strong>le</strong>, un personnage de mère méchante : c’est sa propremère que Hemingway calomnie ici; dans une autre nouvel<strong>le</strong> il y a un père cruel : c’est lavengeance de Hemingway à qui, enfant, son père a laissé faire sans anesthésiel’ablation des amygda<strong>le</strong>s; dans Un chat sous la pluie <strong>le</strong> personnage féminin anonymese montre insatisfait « avec son époux égocentrique et amorphe » : c’est la femme deHemingway, Had<strong>le</strong>y, qui se plaint; dans <strong>le</strong> personnage féminin de Gens d’été il faut voirl’épouse de Dos Passos : Hemingway a vainement voulu la séduire et, dans la nouvel<strong>le</strong>,il abuse bassement d’el<strong>le</strong> en lui faisant l’amour sous <strong>le</strong>s traits d’un personnage; dansAu-delà du f<strong>le</strong>uve et sous <strong>le</strong>s arbres, un inconnu traverse un bar, il est très laid :Hemingway décrit ainsi la laideur de Sinclair Lewis qui, « profondément b<strong>le</strong>ssé par cettedescription cruel<strong>le</strong>, mourut trois mois après la publication du roman ». Et ainsi de suite,et ainsi de suite, d’une délation à une autre.Depuis toujours <strong>le</strong>s romanciers se sont défendus contre cette fureurbiographique, dont, selon Marcel Proust, <strong>le</strong> représentant-prototype est Sainte-Beuveavec sa devise : « La littérature n’est pas distincte ou, du moins, séparab<strong>le</strong> du reste del’homme… » Comprendre une œuvre exige donc de connaître d’abord l’homme, c’està-dire,précise Sainte-Beuve, de connaître la réponse à un certain nombre de questionsquand bien même el<strong>le</strong>s « semb<strong>le</strong>raient étrangères à la nature de ses écrits : Quepensait-il de la religion ? Comment était-il affecté du spectac<strong>le</strong> de la nature ? Commentse comportait-il sur l’artic<strong>le</strong> des femmes, sur l’artic<strong>le</strong> de l’argent ? Était-il riche, pauvre;quel était son régime, sa manière de vivre journalière ? Quel était-il son vice ou sonfaib<strong>le</strong> ? ». Cette méthode quasi policière demande au critique, commente Proust, de« s’entourer de tous <strong>le</strong>s renseignements possib<strong>le</strong>s sur un écrivain, de collationner sescorrespondances, d’interroger <strong>le</strong>s hommes qui l’ont connu… ».Pourtant, entouré « de tous <strong>le</strong>s renseignements possib<strong>le</strong>s », Sainte-Beuve aréussi à ne reconnaître aucun grand écrivain de son sièc<strong>le</strong>, ni Balzac, ni Stendhal, niFlaubert, ni Baudelaire; en étudiant <strong>le</strong>ur vie il a manqué fata<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>ur œuvre car, ditProust, « un <strong>livre</strong> est <strong>le</strong> produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans noshabitudes, dans la société, dans nos vices »; « <strong>le</strong> moi de l’écrivain ne se montre quedans ses <strong>livre</strong>s ».La polémique de Proust contre Sainte-Beuve a une importance fondamenta<strong>le</strong>.Soulignons : Proust ne reproche pas à Sainte-Beuve d’exagérer; il ne dénonce pas <strong>le</strong>slimites de sa méthode; son jugement est absolu : cette méthode est aveug<strong>le</strong> à l’autre
- Page 9:
faire avec la raison extrahumaine d
- Page 13 and 14:
d’une œuvre pour l’inscrire ai
- Page 15 and 16:
Je ne vois aucun cardinal du Bellay
- Page 17 and 18:
pour sa naïveté et son hyperboliq
- Page 19 and 20:
avait réussi c’eût été pour t
- Page 21 and 22:
attentif à la Révolution de 1917
- Page 23 and 24:
décrire le comique de cette triste
- Page 25 and 26:
l’aubergiste qui arrive tandis qu
- Page 27 and 28:
Les deux mi-tempsL’histoire de la
- Page 29 and 30:
frivolité ou l’indigence.La situ
- Page 31 and 32:
même, ce n’est pas par libre cho
- Page 33 and 34:
mais non existants m’ont parlé d
- Page 35 and 36:
siècle; le sens de cette réhabili
- Page 37 and 38:
de ne pas parler de ses souffrances
- Page 39 and 40:
loin de là… »Un autre exemple :
- Page 41 and 42:
Bonheur et extaseJe me demande si A
- Page 43 and 44:
arbarie; sa « musique ne s’ident
- Page 45 and 46:
lessantes pour les autres. Il y a d
- Page 47 and 48:
Quatrième partieUne phraseDans «
- Page 49 and 50:
français me paraît donc compréhe
- Page 51 and 52:
Céline. Mais il y a des auteurs do
- Page 53 and 54:
« sans s’interrompre, sans barre
- Page 55 and 56:
s’arrêter à n’importe quel mo
- Page 57 and 58:
2.Ce qui est curieux dans cette nou
- Page 59 and 60:
en aide à notre mémoire et de rec
- Page 61 and 62:
mauvais vers). Si le roman est un a
- Page 63 and 64:
frappante, si envoûtante); l’int
- Page 65 and 66:
compassion. Harpe et cordes, la dou
- Page 67 and 68:
eprésente le mal et l’instinctif
- Page 69 and 70: d’être fascinant, il ne nous fai
- Page 71 and 72: exceptions confirment la règle : s
- Page 73 and 74: omanciers anciens : ils parlent de
- Page 75 and 76: peine nommée, l’auteur ne daigna
- Page 77 and 78: Comment sont-elles reliées, ces se
- Page 79 and 80: finit bien. C’est ce qu’on peut
- Page 81 and 82: Le roman pensé de Musil accomplit
- Page 83 and 84: l’absence totale de ce qui est si
- Page 85 and 86: Les pianistes dont j’ai pu me pro
- Page 87 and 88: historique s’est estompé; elle s
- Page 89 and 90: compatriotes refusent à Joyce son
- Page 91 and 92: L’ironie veut dire : aucune des a
- Page 93 and 94: loi à laquelle, selon Kafka, toute
- Page 95 and 96: ne peut plus secret, clandestin, di
- Page 97 and 98: Conspiration de détailsLes métamo
- Page 99 and 100: Changement d'opinion en tant qu'aju
- Page 101 and 102: avant, était éclipsé par les sou
- Page 103 and 104: événements les plus infimes » de
- Page 105 and 106: m’accompagne partout où je vais
- Page 107 and 108: La morale de l’extase est contrai
- Page 109 and 110: qui est dans le brouillard : il voi
- Page 111 and 112: Stravinski réagit le 19 octobre :
- Page 113 and 114: N’est-ce pas, dit Vogel, que le c
- Page 115 and 116: plus la force nécessaire pour séd
- Page 117 and 118: testament dans lequel je le priais
- Page 119: progressivement (mais avec une rage
- Page 123 and 124: grande que les autres. Ainsi en a d
- Page 125 and 126: en livre les notes destinées à sa
- Page 127: Ah, il est si facile de désobéir