subordonné à la mélodie : c’est el<strong>le</strong> qui est primordia<strong>le</strong>, l’harmonie est un simp<strong>le</strong>accompagnement « n’ayant que très peu de pouvoir sur <strong>le</strong> cœur humain ».La doctrine du réalisme socialiste qui, deux sièc<strong>le</strong>s plus tard, étouffera pendantplus d’un demi-sièc<strong>le</strong> la musique en Russie n’affirmait rien d’autre. On reprochait auxcompositeurs dits formalistes d’avoir négligé <strong>le</strong>s mélodies (l’idéologue en chef Jdanovs’indignait parce que <strong>le</strong>ur musique ne pouvait être sifflotée à la sortie du concert); on <strong>le</strong>sexhortait à exprimer « tout l’éventail des sentiments humains » (la musique moderne, àpartir de Debussy, fut fustigée pour son incapacité à <strong>le</strong> faire); dans la faculté d’exprimer<strong>le</strong>s sentiments que la réalité provoque en l’homme, on voyait (tout à fait commeRousseau) <strong>le</strong> « réalisme » de la musique. (Le réalisme socialiste en musique : <strong>le</strong>sprincipes de la deuxième mi-temps transformés en dogmes pour faire barrage aumodernisme.)La critique la plus sévère et la plus profonde de Stravinski est certainement cel<strong>le</strong>de Theodor Adorno dans son fameux <strong>livre</strong> La Philosophie de la nouvel<strong>le</strong> musique(1949). Adorno dépeint la situation de la musique comme si c’était un champ de batail<strong>le</strong>politique : Schönberg, héros positif, représentant du progrès (même s’il s’agit d’unprogrès pour ainsi dire tragique, d’une époque où on ne peut plus progresser), etStravinski, héros négatif, représentant de la restauration. Le refus stravinskien de voir laraison d’être de la musique dans la confession subjective devient une des cib<strong>le</strong>s de lacritique adornienne; cette « fureur antipsychologique » est, selon lui, une forme del’« indifférence à l’égard du monde »; la volonté de Stravinski d’objectiver la musiqueest une sorte d’accord tacite avec la société capitaliste qui écrase la subjectivitéhumaine; car c’est la « liquidation de l’individu que célèbre la musique de Stravinski »,rien de moins.Ernest Ansermet, excel<strong>le</strong>nt musicien, chef d’orchestre et un des premiersinterprètes des œuvres de Stravinski (« un de mes amis <strong>le</strong>s plus fidè<strong>le</strong>s et dévoués »,dit Stravinski dans Chroniques de ma vie), est devenu plus tard son critique implacab<strong>le</strong>;ses objections sont radica<strong>le</strong>s, el<strong>le</strong>s visent « la raison d’être de la musique ». SelonAnsermet, c’est « l’activité affective latente au cœur de l’homme […] qui a toujours étéla source de la musique »; dans l’expression de cette « activité affective » résidel’« essence éthique » de la musique; chez Stravinski, qui « refuse d’engager sapersonne dans l’acte d’expression musica<strong>le</strong> », la musique « cesse donc d’être uneexpression esthétique de l’éthique humaine »; ainsi, par exemp<strong>le</strong>, « sa Messe n’est pasl’expression, mais <strong>le</strong> portrait de la messe [qui] aurait tout aussi bien pu être écrite par unmusicien irréligieux » et qui, par conséquent, n’apporte qu’« une religiosité deconfection »; en escamotant ainsi la vraie raison d’être de la musique (en remplaçant laconfession par des portraits), Stravinski ne manque à rien de moins qu’à son devoiréthique.Pourquoi cet acharnement ? Est-ce l’héritage du sièc<strong>le</strong> passé, <strong>le</strong> romantisme ennous qui se rebiffe contre sa plus conséquente, sa plus parfaite négation ? Stravinski a-t-il outragé un besoin existentiel caché dans tout un chacun ? Le besoin de considérer<strong>le</strong>s yeux mouillés comme meil<strong>le</strong>urs que <strong>le</strong>s yeux secs, la main posée sur <strong>le</strong> cœurmeil<strong>le</strong>ure que la main dans la poche, la croyance meil<strong>le</strong>ure que <strong>le</strong> scepticisme, lapassion meil<strong>le</strong>ure que la sérénité, la confession meil<strong>le</strong>ure que la connaissance ?Ansermet passe de la critique de la musique à la critique de son auteur : siStravinski « n’a pas fait ni tenté de faire de sa musique un acte d’expression de lui-
même, ce n’est pas par libre choix, mais par une sorte de limitation de sa nature, par <strong>le</strong>manque d’autonomie de son activité affective (pour ne pas dire par sa pauvreté decœur qui ne cesse d’être pauvre que quand il a quelque chose à aimer) ».Diab<strong>le</strong> ! que savait-il, Ansermet, ami <strong>le</strong> plus fidè<strong>le</strong>, de la pauvreté du cœur deStravinski ? Que savait-il, ami <strong>le</strong> plus dévoué, de sa faculté d’aimer ?Et d’où prenait-il la certitude que <strong>le</strong> cœur est éthiquement supérieur au cerveau ?Les bassesses ne sont-el<strong>le</strong>s pas commises aussi bien avec la participation du cœurque sans el<strong>le</strong> ? Les fanatiques, aux mains tachées de sang, ne peuvent-ils pas sevanter d’une grande « activité affective » ? Va-t-on un jour en finir enfin avec cetteimbéci<strong>le</strong> inquisition sentimenta<strong>le</strong>, avec cette Terreur du cœur ?Qu'est-ce qui est superficiel et qu'est-ce qui est profond ?Les combattants du cœur attaquent Stravinski, ou bien, pour sauver sa musique,tâchent de la séparer des conceptions « erronées » de son auteur. Cette bonne volontéde « sauver » la musique des compositeurs susceptib<strong>le</strong>s de ne pas avoir assez decœur se manifeste très souvent à l’égard des musiciens de la première mi-temps. Auhasard, je tombe sur un petit commentaire d’un musicologue; il concerne <strong>le</strong> grandcontemporain de Rabelais, Clément Janequin, et ses compositions dites« descriptives », comme par exemp<strong>le</strong> Le Chant des oiseaux ou Le Caquet des femmes;(je souligne moi-même <strong>le</strong>s mots-clés) : « Ces pièces-là, toutefois, demeurent assezsuperficiel<strong>le</strong>s. Or, Janequin est un artiste beaucoup plus comp<strong>le</strong>t qu’on ne veut bien <strong>le</strong>dire, car en plus de ses indéniab<strong>le</strong>s dons pittoresques, on rencontre chez lui une tendrepoésie, une ferveur pénétrante dans l’expression des sentiments… C’est un poèteraffiné, sensib<strong>le</strong> aux beautés de la nature; c’est aussi un chantre incomparab<strong>le</strong> de lafemme, dont il trouve, pour en par<strong>le</strong>r, des accents de tendresse, d’admiration, derespect… »Retenons bien <strong>le</strong> vocabulaire : <strong>le</strong>s pô<strong>le</strong>s du bien et du mal sont désignés parl’adjectif superficiel et son contraire sous-entendu, profond. Mais <strong>le</strong>s compositions« descriptives » de Janequin sont-el<strong>le</strong>s vraiment superficiel<strong>le</strong>s ? Dans ces quelquescompositions, Janequin transcrit des sons a-musicaux (<strong>le</strong> chant des oiseaux, <strong>le</strong>bavardage des femmes, <strong>le</strong> jacassement des rues, <strong>le</strong>s bruits d’une chasse ou d’unebatail<strong>le</strong>, etc.) par des moyens musicaux (par <strong>le</strong> chant choral); cette « description » esttravaillée polyphoniquement. L’union d’une imitation « naturaliste » (qui apporte àJanequin d’admirab<strong>le</strong>s sonorités nouvel<strong>le</strong>s) et d’une polyphonie savante, l’union doncde deux extrêmes quasi incompatib<strong>le</strong>s est fascinante : voilà un art raffiné, ludique,joyeux et p<strong>le</strong>in d’humour.N’empêche : ce sont précisément <strong>le</strong>s mots « raffiné », « ludique », « joyeux »,« humour » que <strong>le</strong> discours sentimental situe à l’opposé du profond. Mais qu’est-ce quiest profond et qu’est-ce qui est superficiel ? Pour <strong>le</strong> critique de Janequin, sontsuperficiels <strong>le</strong>s « dons pittoresques », la « description »; sont profonds la « ferveurpénétrante dans l’expression des sentiments », <strong>le</strong>s « accents de tendresse,d’admiration, de respect » pour la femme. Est donc profond ce qui touche auxsentiments. Mais on peut définir <strong>le</strong> profond autrement : est profond ce qui touche àl’essentiel. Le problème auquel touche Janequin dans ces compositions est <strong>le</strong> problèmeontologique fondamental de la musique : <strong>le</strong> problème du rapport du bruit et du son
- Page 9: faire avec la raison extrahumaine d
- Page 13 and 14: d’une œuvre pour l’inscrire ai
- Page 15 and 16: Je ne vois aucun cardinal du Bellay
- Page 17 and 18: pour sa naïveté et son hyperboliq
- Page 19 and 20: avait réussi c’eût été pour t
- Page 21 and 22: attentif à la Révolution de 1917
- Page 23 and 24: décrire le comique de cette triste
- Page 25 and 26: l’aubergiste qui arrive tandis qu
- Page 27 and 28: Les deux mi-tempsL’histoire de la
- Page 29: frivolité ou l’indigence.La situ
- Page 33 and 34: mais non existants m’ont parlé d
- Page 35 and 36: siècle; le sens de cette réhabili
- Page 37 and 38: de ne pas parler de ses souffrances
- Page 39 and 40: loin de là… »Un autre exemple :
- Page 41 and 42: Bonheur et extaseJe me demande si A
- Page 43 and 44: arbarie; sa « musique ne s’ident
- Page 45 and 46: lessantes pour les autres. Il y a d
- Page 47 and 48: Quatrième partieUne phraseDans «
- Page 49 and 50: français me paraît donc compréhe
- Page 51 and 52: Céline. Mais il y a des auteurs do
- Page 53 and 54: « sans s’interrompre, sans barre
- Page 55 and 56: s’arrêter à n’importe quel mo
- Page 57 and 58: 2.Ce qui est curieux dans cette nou
- Page 59 and 60: en aide à notre mémoire et de rec
- Page 61 and 62: mauvais vers). Si le roman est un a
- Page 63 and 64: frappante, si envoûtante); l’int
- Page 65 and 66: compassion. Harpe et cordes, la dou
- Page 67 and 68: eprésente le mal et l’instinctif
- Page 69 and 70: d’être fascinant, il ne nous fai
- Page 71 and 72: exceptions confirment la règle : s
- Page 73 and 74: omanciers anciens : ils parlent de
- Page 75 and 76: peine nommée, l’auteur ne daigna
- Page 77 and 78: Comment sont-elles reliées, ces se
- Page 79 and 80: finit bien. C’est ce qu’on peut
- Page 81 and 82:
Le roman pensé de Musil accomplit
- Page 83 and 84:
l’absence totale de ce qui est si
- Page 85 and 86:
Les pianistes dont j’ai pu me pro
- Page 87 and 88:
historique s’est estompé; elle s
- Page 89 and 90:
compatriotes refusent à Joyce son
- Page 91 and 92:
L’ironie veut dire : aucune des a
- Page 93 and 94:
loi à laquelle, selon Kafka, toute
- Page 95 and 96:
ne peut plus secret, clandestin, di
- Page 97 and 98:
Conspiration de détailsLes métamo
- Page 99 and 100:
Changement d'opinion en tant qu'aju
- Page 101 and 102:
avant, était éclipsé par les sou
- Page 103 and 104:
événements les plus infimes » de
- Page 105 and 106:
m’accompagne partout où je vais
- Page 107 and 108:
La morale de l’extase est contrai
- Page 109 and 110:
qui est dans le brouillard : il voi
- Page 111 and 112:
Stravinski réagit le 19 octobre :
- Page 113 and 114:
N’est-ce pas, dit Vogel, que le c
- Page 115 and 116:
plus la force nécessaire pour séd
- Page 117 and 118:
testament dans lequel je le priais
- Page 119 and 120:
progressivement (mais avec une rage
- Page 121 and 122:
déceler; d’abord à cause du min
- Page 123 and 124:
grande que les autres. Ainsi en a d
- Page 125 and 126:
en livre les notes destinées à sa
- Page 127:
Ah, il est si facile de désobéir