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Lire le livre - Bibliothèque

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où l’air lui-même n’avait pas un seul élément qu’on retrouvât dans l’air du pays natal, oùl’on ne pouvait qu’étouffer à force d’étrangeté, sans pouvoir pourtant faire autre chose,au milieu de ces séductions insensées, que de continuer et de s’égarer davantage. »Voilà maintenant la phrase en al<strong>le</strong>mand : « Dort vergingen Stunden, Stundengemeinsa-men Atems, gemeinsamen Herzschlags, Stunden, in denen K. immerfort dasGefuhl hatte, er verirre sich oder er sei so weit in der Fremde, wie vor ihm noch keinMensch, einer Fremde, in der selbst die Luft keinen Bestandteil der Heimatluft habe, inder man vor Fremdheit ersticken musse und in deren unsinnigen Verlockungen mandoch nichts tun kônne als weiter gehen, weiter sich verirren. » Ce qui, dans unetraduction fidè<strong>le</strong>, donne ceci :« Là, s’en allaient des heures, des heures d’ha<strong>le</strong>ines communes, de battementsde cœur communs, des heures durant <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s K. avait sans cesse <strong>le</strong> sentiment qu’ils’égarait, ou bien qu’il était plus loin dans <strong>le</strong> monde étranger qu’aucun être avant lui,dans un monde étranger où l’air même n’avait aucun élément de l’air natal, où l’ondevait étouffer d’étrangeté et où l’on ne pouvait rien faire, au milieu de séductionsinsensées, que continuer à al<strong>le</strong>r, que continuer à s’égarer. »MétaphoreToute la phrase n’est qu’une longue métaphore. Rien n’exige, de la part d’untraducteur, plus d’exactitude que la traduction d’une métaphore. C’est là que l’on touche<strong>le</strong> cœur de l’originalité poétique d’un auteur. Le mot par <strong>le</strong>quel Vialatte a fauté estd’abord <strong>le</strong> verbe « s’enfoncer » : « il s’était enfoncé si loin ». Chez Kafka, K. nes’enfonce pas, il « est ». Le mot « s’enfoncer » déforme la métaphore : il la lie tropvisuel<strong>le</strong>ment à l’action réel<strong>le</strong> (celui qui fait l’amour s’enfonce) et la prive ainsi de sondegré d’abstraction (<strong>le</strong> caractère existentiel de la métaphore de Kafka ne prétend pas àl’évocation matériel<strong>le</strong>, visuel<strong>le</strong>, du mouvement amoureux). David qui corrige Vialattegarde <strong>le</strong> même verbe : « s’enfoncer ». Et même Lortholary (<strong>le</strong> plus fidè<strong>le</strong>) évite <strong>le</strong> mot« être » et <strong>le</strong> remplace par « s’avancer dans ».Chez Kafka, K. faisant l’amour se trouve « in der Fremde », « à l’étranger »;Kafka répète deux fois <strong>le</strong> mot, et la troisième fois il utilise son dérivé « die Fremdheit »(l’étrangeté) : dans l’air de l’étranger on étouffe d’étrangeté. Tous <strong>le</strong>s traducteurs sesentent gênés par cette trip<strong>le</strong> répétition : c’est pourquoi Vialatte utilise une foisseu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> mot « étranger » et, au lieu d’« étrangeté », choisit un autre mot : « où l’ondevait étouffer d’exil ». Mais chez Kafka on ne par<strong>le</strong> nul<strong>le</strong> part d’exil. Exil et étrangetésont des notions différentes. K. faisant l’amour n’est pas chassé de quelque chez-soi, iln’est pas banni (il n’est donc pas à plaindre); il est là où il est par sa propre volonté, i<strong>le</strong>st là parce qu’il a osé y être. Le mot « exil » donne à la métaphore une aura demartyre, de souffrance, il la sentimentalise, la mélodramatise.Le mot « die Fremde » est <strong>le</strong> seul qui ne supporte pas une simp<strong>le</strong> traduction motà mot. En effet, en al<strong>le</strong>mand, « die Fremde » signifie non seu<strong>le</strong>ment « un paysétranger » mais aussi, plus généra<strong>le</strong>ment, plus abstraitement, tout « ce qui estétranger », « une réalité étrangère, un monde étranger ». Si on traduisait « in derFremde » par « à l’étranger », ce serait comme s’il y avait chez Kafka <strong>le</strong> mot« Ausland » (= un autre pays que <strong>le</strong> mien). La tentation de traduire, pour plusd’exactitude sémantique, <strong>le</strong> mot « die Fremde » par une périphrase de deux mots

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