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LEO SPITZER<br />
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milieu* : celui-ci reflète une attitude du sujet comme étant « au<br />
cœur de, entouré par » 68 — attitude toujours renaissante chez<br />
l’homme qui aime se sentir protégé par une coquille, attitude qui<br />
également escalier > escayer) ; de plus, milieu a été attaqué par la dissimilation<br />
populaire i-i > e-i qui part du latin vulgaire (vicinus > roman *vecinus)<br />
pour s’étendre jusqu’à la langue moderne (dessiper au lieu de dissiper):le<br />
Petit Dictionnaire du peuple de Desgranges (1821) met en garde contre des<br />
prononciations fautives comme « Meilieu ou Meyeu pour milieu, fautes.<br />
Dites : C’est au mi-lieu, un juste mi-lieu » ; et déjà, dès le dix-septième<br />
siècle, la même forme dissimilée est attestée comme « parisienne » (cf.<br />
G. Gougenheim, « La langue populaire dans le premier quart du<br />
XIX e siècle », p. 7). — Mais si cette évolution phonétique est elle-même la<br />
preuve que lieu n’est plus ressenti comme un élément vivant du milieu<br />
moderne, alors on doit aussi ajouter que, au dix-septième siècle, quand<br />
milieu avait le sens très évident de « partie, lieu médian », personne ne<br />
considérait plus lieu (ni mi) dans le mot ! C’est absurde, évidemment :<br />
quelle que soit sa prononciation, milieu, aujourd’hui comme au dix-septième<br />
siècle, suggère assurément « l’endroit » (et « le cœur » [midst]). On<br />
doit remarquer combien lieu et milieu se rencontrent associés dans un jeu<br />
de mots : « Sa place partout était faite. Il ne modifie nullement sa manière<br />
selon les lieux et les milieux » (Sainte-Beuve, dans son essai sur Taine). Il est<br />
en outre significatif que Faguet, « Politiques et moralistes », III, 265,<br />
résume la théorie de Taine dans l’expression « (un homme) de telle race,<br />
de tel lieu, et de telle date* ». — En fait, je suis convaincu que c’est milieu<br />
qui aide à garder vivant le mot dont il est dérivé ; lieu lui-même a atteint<br />
une étape décadente, employé pour l’essentiel dans un contexte artificiel<br />
guindé ou technique : « le juge d’instruction se rendit sur le lieu du<br />
crime ; la représentation n’aura pas lieu », etc. Ce sont les mots endroits* et<br />
place* qui dans l’usage moderne renvoient à un lieu propre. Le français<br />
place (à l’origine « le lieu occupé » < platea = « rue, plaza ») évoque aujourd’hui<br />
l’idée d’un lieu appartenant à une personne, et endroit, d’après son<br />
étymologie, renvoyait autrefois au « bon endroit ». Ainsi le locus naturalis<br />
repousse le locus à l’arrière-plan.<br />
68 Ce qui était autrefois « au milieu », « un lieu médian », est à présent le<br />
lieu au-milieu-duquel l’on se trouve !