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La condition du traducteur de Pierre Assouline - Centre National du ...

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VI. Là où il y a <strong>de</strong> l’abus 73<br />

Il arrive précisément que l’auteur, nécessairement étranger, règle son<br />

compte tant à l’éditeur qu’au tra<strong>du</strong>cteur, jugés in soli<strong>du</strong>m. Rarement un<br />

romancier aura publiquement dit leur fait à ses tra<strong>du</strong>cteurs comme Milan<br />

Kun<strong>de</strong>ra le fit dans son essai sur L’Art <strong>du</strong> roman 14 en ouverture d’un chapitre<br />

exposant son esthétique <strong>du</strong> roman. Cette brève charge contre les abus <strong>de</strong> la<br />

tra<strong>du</strong>ction se veut si radicale et si violente qu’elle vaut encore d’être méditée<br />

comme un cas d’école :<br />

« En 1968 et 1969, <strong>La</strong> Plaisanterie a été tra<strong>du</strong>it dans toutes les langues occi<strong>de</strong>ntales.<br />

Mais quelles surprises ! En France, le tra<strong>du</strong>cteur a récrit le roman<br />

en ornementant mon style. En Angleterre, l’éditeur a coupé tous les passages<br />

réflexifs, éliminé les chapitres musicologiques, changé l’ordre <strong>de</strong>s parties, recomposé<br />

le roman. Un autre pays. Je rencontre mon tra<strong>du</strong>cteur : il ne connaît<br />

pas un seul mot <strong>de</strong> tchèque. « Comment avez-vous tra<strong>du</strong>it ? » Il répond : « Avec<br />

mon cœur », et me montre ma photo qu’il sort <strong>de</strong> son portefeuille. Il était si<br />

sympathique que j’ai failli croire qu’on pouvait vraiment tra<strong>du</strong>ire grâce à une<br />

télépathie <strong>du</strong> cœur. Bien sûr, c’était plus simple : il avait tra<strong>du</strong>it à partir <strong>du</strong><br />

rewriting français, <strong>de</strong> même que le tra<strong>du</strong>cteur en Argentine. Un autre pays :<br />

on a tra<strong>du</strong>it <strong>du</strong> tchèque. J’ouvre le livre et je tombe par hasard sur le monologue<br />

d’Helena. Les longues phrases dont chacune occupe chez moi tout un<br />

paragraphe sont divisées en une multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> phrases simples… Le choc causé<br />

par les tra<strong>du</strong>ctions <strong>de</strong> <strong>La</strong> Plaisanterie m’a marqué à jamais. Heureusement,<br />

j’ai rencontré plus tard <strong>de</strong>s tra<strong>du</strong>cteurs fidèles. Mais aussi, hélas, <strong>de</strong> moins<br />

fidèles. Et pourtant, pour moi qui n’ai pratiquement plus le public tchèque, les<br />

tra<strong>du</strong>ctions représentent tout. »<br />

On notera que Kun<strong>de</strong>ra (ou son éditeur) a pris soin d’éviter toute dénonciation<br />

ad hominem, et qu’il étend sa vindicte à l’ensemble <strong>de</strong> l’Europe,<br />

ce qui atténue légèrement la critique. Son ami <strong>Pierre</strong> Nora, qui l’encourage<br />

alors à s’épancher dans Le Débat, lui fait remarquer que cette douloureuse<br />

expérience aura eu au moins une vertu : les tra<strong>du</strong>cteurs l’ont obligé à réfléchir<br />

à chacun <strong>de</strong> ses mots. Il n’en <strong>de</strong>meure pas moins que, comme Kun<strong>de</strong>ra<br />

le reconnaît lui-même, la réécriture <strong>de</strong> ses tra<strong>du</strong>ctions avec un nouveau tra<strong>du</strong>cteur<br />

est « une activité sisyphesque » qui prend presque plus <strong>de</strong> temps que<br />

l’écriture elle-même 15 . Au vrai, si le temps a passé, il n’a jamais digéré ce qu’il<br />

tient pour une trahison. Ainsi en 2011 encore, préfaçant la nouvelle tra<strong>du</strong>ction<br />

<strong>de</strong> Cours <strong>de</strong> danse pour a<strong>du</strong>ltes et élèves avancés <strong>de</strong> Bohumil Hrabal, chez<br />

Gallimard, il termine par cette évocation <strong>de</strong> François Kérel :<br />

« Ce n’est pas un tra<strong>du</strong>cteur universitaire, un tra<strong>du</strong>cteur professionnel ; il<br />

écrit ses tra<strong>du</strong>ctions avec la même fascination que naguère, quand il écrivait<br />

14. Gallimard, 1986, pp. 149, 150.<br />

15. Milan Kun<strong>de</strong>ra, « Note <strong>de</strong> l’auteur » in <strong>La</strong> Plaisanterie.

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