La condition du traducteur de Pierre Assouline - Centre National du ...
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<strong>La</strong> <strong>condition</strong> <strong>du</strong> tra<strong>du</strong>cteur<br />
Maspero n’est pas le seul à le gar<strong>de</strong>r en travers <strong>de</strong> la gorge. Il exaspère<br />
Claro tout autant, qui le tourne en dérision parce qu’il stigmatise le tra<strong>du</strong>cteur<br />
comme l’éternel mal-aimé, le rémunéré au signe, le plaignant, le gémisseur,<br />
l’oublié, l’exclu :<br />
« Passeur : ainsi on le dit <strong>de</strong>puis quelques décennies, même si ses valises sont<br />
pleines <strong>de</strong> compromis et raisons <strong>de</strong> bouffer. »<br />
Et Claro <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> quoi Tra<strong>du</strong>ctor 1 er , plus proche <strong>de</strong> Saint-<br />
Christophe que <strong>de</strong> Saint-Jérôme, peut bien être le passeur :<br />
« Ce Narcisse à la démarche bancale, ce Virgile bafouilleur, ce Charon nanti<br />
<strong>de</strong>s lettres <strong>de</strong> recommandation les plus louches, ce taxilinguiste qu’on ne voit<br />
presque jamais, qu’on entend rarement, mais dont la plaiiiiiiinte, toujours,<br />
sourd d’entre les tombes <strong>de</strong>s damnés spoliés, cette « victime » <strong>de</strong> la littérature,<br />
cet incompris <strong>de</strong>s grands prix, ce paria <strong>de</strong>s médias, ce sous-payé, ce lumpenécrivant,<br />
n’est, allons, disons-le malgré son imminente sanctification et possible<br />
martyrium, non pas un subtil passeur mésestimé (tel qu’il voudrait se<br />
faire « passer » justement) mais très souvent, et plus souvent que jamais, un<br />
FUCKING ****FAUSSAIRE***** : oui ! un sacré arnaqueur, un gai branleur<br />
(quoique souvent sinistre), un énergumène, un escamoteur 9 . »<br />
Rappelons que l’écrivain israélien Aharon Appelfeld, lui, ne présente pas<br />
Valérie Zénatti comme sa tra<strong>du</strong>ctrice mais, plus joliment, comme « ma voix<br />
en français ».<br />
Le tra<strong>du</strong>cteur n’est ni un passeur, ni un serviteur, ni un « estompeur »,<br />
mais un co-auteur qui est en droit <strong>de</strong> réclamer une certaine visibilité. Débarrassé<br />
<strong>du</strong> fantasme <strong>de</strong> la transparence, il pourra enfin revendiquer la réalité <strong>de</strong><br />
l’écriture, ni plus ni moins. Avec ce que sa charge contient <strong>de</strong> « responsabilité<br />
sociale », comme le dit le germaniste Jean-<strong>Pierre</strong> Lefebvre, en rappelant que<br />
si le tra<strong>du</strong>cteur se trompe, nul n’ira vérifier sur l’original, pas même les critiques<br />
professionnels 10 .<br />
Si le tra<strong>du</strong>cteur veut être reconnu comme un auteur à part entière, ou tout<br />
au moins comme un co-auteur, il doit également en assumer les contraintes<br />
et les charges. On sait que parmi ceux qui acceptent <strong>de</strong>s comman<strong>de</strong>s alors<br />
qu’ils sont déjà surchargés, certains ont l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> sous-traiter leur travail,<br />
au besoin en le dispersant auprès <strong>de</strong> collaborateurs ou <strong>de</strong> collègues. Or<br />
un agrégat <strong>de</strong> plumes ne saurait rendre le ton d’une plume unique. Ce type<br />
d’arrangement peut convenir pour un document d’actualité dénué d’ambition<br />
littéraire, mais ne saurait s’appliquer à une œuvre <strong>de</strong> fiction.<br />
9. Claro, Le clavier cannibale, Inculte, 2009.<br />
10. Entretien avec Jean-<strong>Pierre</strong> Lefebvre, in TransLittérature, n o 33, été 2007.