La condition du traducteur de Pierre Assouline - Centre National du ...
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VI. Là où il y a <strong>de</strong> l’abus 81<br />
pièces, dont <strong>La</strong> Famille Schroffenstein, tra<strong>du</strong>ites par <strong>Pierre</strong> Deshusses, germaniste<br />
<strong>de</strong> renom, seul ou en collaboration avec Irène Kuhn. Pour mener<br />
l’entreprise à bien, l’éditeur avait obtenu <strong>du</strong> CNL 34 000 francs au titre <strong>de</strong><br />
l’ai<strong>de</strong> à l’édition et 33 900 francs au titre <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong> à la tra<strong>du</strong>ction. Deux mois<br />
après, il reçoit une lettre recommandée d’Actes Sud, qui avait publié en 1990<br />
dans sa collection théâtrale « Papiers » <strong>La</strong> Famille Schroffenstein dans une<br />
tra<strong>du</strong>ction <strong>de</strong> Ruth Orthmann et Eloi Recoing. Son objet ? Une accusation<br />
<strong>de</strong> plagiat.<br />
Rififi chez les Kleistiens, gardiens d’un temple dont le dieu est aussi peu<br />
lu que joué. Les jalousies y sont plus vivaces qu’ailleurs. Et lorsque André<br />
Engel mettra en scène <strong>La</strong> Petite Catherine <strong>de</strong> Heilbronn en 2008 au théâtre <strong>de</strong><br />
l’Odéon, en choisissant la version Deshusses plutôt que celle d’Orthmann/<br />
Recoing, cela ne fera qu’envenimer la situation.<br />
Face à la charge <strong>de</strong> « plagiat incontestable » formulée dans le recommandé,<br />
<strong>Pierre</strong> Deshusses reconnaît qu’il y a <strong>de</strong>s similitu<strong>de</strong>s. Mais il les juge inévitables<br />
dès lors que <strong>de</strong>ux tra<strong>du</strong>cteurs partent <strong>du</strong> même texte, surtout dans un<br />
texte découpé en courtes séquences versifiées qui ré<strong>du</strong>isent les possibilités<br />
<strong>de</strong> variations, et que, <strong>de</strong> surcroît, ils écrivent à la même époque. Il pointe les<br />
solutions <strong>de</strong> tra<strong>du</strong>ction obligées que, dans un rapport, Sibylle Müller appellera<br />
« <strong>de</strong>s entonnoirs à la tra<strong>du</strong>ction » ; mais il relève aussitôt les différences<br />
<strong>de</strong> rythme, <strong>de</strong> coupe <strong>de</strong>s vers, sans oublier que la tra<strong>du</strong>ction <strong>de</strong> 1990 comporte<br />
selon lui <strong>de</strong>s contre-sens qui ne se trouvent pas dans la sienne, qu’une<br />
réplique y figure, qui fait défaut dans l’autre, etc.<br />
Toujours est-il que les tra<strong>du</strong>cteurs en conflit sont plus volontiers « sourciers<br />
» (privilégiant la littéralité <strong>du</strong> texte-source), plutôt que « ciblistes » (attachés<br />
à lisser le texte pour le rendre plus flui<strong>de</strong> dans la langue d’arrivée). On<br />
sait que la tra<strong>du</strong>ction n’est pas une science exacte et, comme le dit le théoricien<br />
Antoine Berman 25 , qu’il ne s’agit pas <strong>de</strong> tra<strong>du</strong>ire <strong>de</strong>s mots, mais <strong>du</strong> sens.<br />
Ce qui ne fera pas renoncer les détracteurs <strong>de</strong> <strong>Pierre</strong> Deshusses à une lecture<br />
strictement quantitative <strong>de</strong>s ressemblances quand d’autres tra<strong>du</strong>cteurs plai<strong>de</strong>nt<br />
pour une lecture plus impressionniste <strong>de</strong>s similitu<strong>de</strong>s.<br />
Dans le même temps, Actes Sud, solidaire comme il est d’usage <strong>de</strong> Ruth<br />
Orthmann et Eloi Recoing, comman<strong>de</strong> une expertise à la tra<strong>du</strong>ctrice Françoise<br />
Wuilmart, directrice <strong>du</strong> <strong>Centre</strong> européen <strong>de</strong> tra<strong>du</strong>ction littéraire<br />
(CETL) à Bruxelles. Dans son rapport en date <strong>du</strong> 20 avril 2001, celle-ci<br />
exprime son intime conviction qu’il n’y a pas eu contrefaçon ; après avoir<br />
analysé très précisément les ressemblances entre les <strong>de</strong>ux textes, et souligné<br />
la simplicité <strong>de</strong>s répliques et <strong>de</strong>s didascalies <strong>de</strong> Kleist, elle conclut en<br />
25. Antoine Berman L’épreuve <strong>de</strong> l’étranger. Culture et tra<strong>du</strong>ction dans l’Allemagne romantique,<br />
Gallimard, 1984.