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“Histoire” livre de Mme Simone Weil au format PDF - Les Classiques ...

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<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 119On voit, en Allemagne, d'anciens ingénieurs qui arrivent à prendre unrepas froid par jour en louant <strong>de</strong>s chaises dans les jardins publics ; on voit <strong>de</strong>svieillards en f<strong>au</strong>x col et en chape<strong>au</strong> melon tendre la main à la sortie <strong>de</strong>smétros ou chanter d'une voix cassée par les rues. Des étudiants quittent leursétu<strong>de</strong>s et ven<strong>de</strong>nt dans la rue <strong>de</strong>s cacahuètes, <strong>de</strong>s allumettes, <strong>de</strong>s lacets ; leurscamara<strong>de</strong>s jusqu'ici plus heureux, mais qui n'ont pour la plupart <strong>au</strong>cunechance d'obtenir une situation à la fin <strong>de</strong> leurs étu<strong>de</strong>s, savent qu'ils peuvent,d'un jour à l'<strong>au</strong>tre, en venir là. <strong>Les</strong> paysans sont ruinés par les bas prix et lesimpôts. <strong>Les</strong> ouvriers <strong>de</strong>s entreprises reçoivent un salaire précaire et misérablementréduit ; chacun s'attend à être un jour ou l'<strong>au</strong>tre rejeté à cette oisivetéforcée qui est le lot <strong>de</strong> près <strong>de</strong> la moitié <strong>de</strong> la classe ouvrière alleman<strong>de</strong> ; ou,pour mieux dire, à l'agitation harassante et dégradante qui consiste à courird'une administration à l'<strong>au</strong>tre pour faire pointer sa carte et obtenir <strong>de</strong>s secours(stempeln). Une fois chômeur, les secours, qui sont proportionnels <strong>au</strong> salairetouché avant le renvoi, diminuent et diminuent encore jusqu'à <strong>de</strong>venir à peuprès nuls à mesure que s'éloigne le jour où l'on a cessé d'avoir part à laproduction. Un chômeur, une chômeuse habitant avec un père ou une mère, unmari ou une femme qui travaille, ne reçoit rien. Un chômeur <strong>de</strong> moins <strong>de</strong> vingtans ne reçoit rien. Cette dépendance complète où est mis le chômeur parl'impossibilité <strong>de</strong> vivre, sinon <strong>au</strong>x dépens <strong>de</strong>s siens, aigrit tous les rapports <strong>de</strong>famille ; souvent cette dépendance, quand elle est rendue insupportable par lesreproches <strong>de</strong> parents qui comprennent mal la situation et que la misère affole,chasse les jeunes chômeurs du logis paternel, les pousse <strong>au</strong> vagabondage, à lamendicité, parfois <strong>au</strong> suici<strong>de</strong>. Quant à fon<strong>de</strong>r soi-même une famille, à semarier, à avoir <strong>de</strong>s enfants, la plupart <strong>de</strong>s jeunes Allemands ne peuvent mêmepas en avoir la pensée. Que reste-t-il <strong>au</strong> jeune chômeur qui soit à lui ? Un peu<strong>de</strong> liberté. Mais cette liberté même est menacée par l'institution <strong>de</strong>l'Arbeitsdienst, travail accompli sous une discipline militaire, pour une simplesol<strong>de</strong>, dans <strong>de</strong>s sortes <strong>de</strong> camps <strong>de</strong> concentration pour jeunes chômeurs.Facultatif jusqu'à présent, ce travail peut d'un jour à l'<strong>au</strong>tre <strong>de</strong>venir obligatoiresous la pression <strong>de</strong>s hitlériens. L'ouvrier, le petit bourgeois allemand, n'a pasun coin <strong>de</strong> sa vie privée, surtout s'il est jeune, où il ne soit touché ou menacépar les conséquences économiques et politiques <strong>de</strong> la crise. <strong>Les</strong> jeunes, pourqui la crise est l'état normal, le seul qu'ils aient connu, ne peuvent même pas yéchapper dans leurs rêves. Ils sont privés <strong>de</strong> tout dans le présent, et ils n'ontpas d'avenir.C'est en cela que rési<strong>de</strong> le caractère décisif <strong>de</strong> la situation, et non pas dansla misère elle-même. Le caractère décisif rési<strong>de</strong> en ceci, que d'une part, à tortou à raison, on croit <strong>de</strong> moins en moins en Allemagne, et surtout parmi lesjeunes <strong>au</strong> caractère passager <strong>de</strong> la crise ; et que d'<strong>au</strong>tre part, à la misèregénérale amenée par la crise, <strong>au</strong>cun homme, si énergique, si intelligent soit-il,ne peut avoir le moindre espoir d'échapper par ses propres ressources. Unecrise faible, en ne chassant guère <strong>de</strong> l'entreprise que les moins bons ouvriers,employés ou ingénieurs, laisse subsister le sentiment que le sort <strong>de</strong> chaqueindividu dépend en gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> ses efforts pour se tirer individuellementd'affaire. Une crise intense est essentiellement différente. Ici <strong>au</strong>ssi « la quantitése change en qualité ». En Allemagne, <strong>au</strong>jourd'hui, presque personne, dans<strong>au</strong>cune profession, ne peut compter sur sa valeur professionnelle pour trouverou gar<strong>de</strong>r une place. Ainsi chacun se sent sans cesse entièrement <strong>au</strong> pouvoirdu régime et <strong>de</strong> ses fluctuations ; et inversement, nul ne peut même imaginerun effort à faire pour reprendre son propre sort en main qui n'ait la forme

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