<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 42repoussait toute haine quelle qu'elle fût. Sans doute Athènes eut <strong>de</strong>s velléitésd'impérialisme qui firent d'ailleurs sa perte ; et il s'en f<strong>au</strong>t <strong>de</strong> be<strong>au</strong>coup que laperfidie et la cru<strong>au</strong>té aient été absentes <strong>de</strong> sa politique extérieure. Mais personne,pas plus alors qu'<strong>au</strong>jourd'hui, ne regardait <strong>de</strong> telles pratiques commeétant, du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la morale, louables ou indifférentes ; quand on enfaisait l'apologie, c'était en développant sous une forme ou sous une <strong>au</strong>tre lamaxime « Politique d'abord », exactement comme à présent. D'ailleurs l'impérialismeet les métho<strong>de</strong>s qu'il comporte avaient <strong>de</strong>s adversaires irréductibles,dont Socrate est le plus connu ; il fut, il est vrai, mis à mort, mais on l'avaitlaissé vivre jusqu'à soixante-dix ans, et ses disciples eurent toute licence pourle célébrer dans leurs écrits et leurs discours. Quant <strong>au</strong>x Romains, si on lit leurhistoire dans les textes <strong>de</strong> l'antiquité, notamment dans Polybe, on a l'impressionque <strong>de</strong> leur temps <strong>au</strong> nôtre la sensibilité morale n'a guère changé. Sansdoute toutes les nations <strong>de</strong> cette époque pratiquaient-elles plus ou moins, parintervalles, la perfidie et la cru<strong>au</strong>té ; on ne s<strong>au</strong>rait affirmer qu'il en ait été<strong>au</strong>trement <strong>de</strong>puis à <strong>au</strong>cune époque, sans exclure la nôtre. Mais comme<strong>au</strong>jourd'hui la perfidie et la cru<strong>au</strong>té, bien que pratiquées, étaient généralementréprouvées ; comme <strong>au</strong>jourd'hui une seule nation en faisait froi<strong>de</strong>ment etsystématiquement le principe même <strong>de</strong> sa politique pour un but <strong>de</strong> dominationimpériale. Une telle politique, <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> notre ennemi, nous parait monstrueuse; elle ne <strong>de</strong>vait pas paraître moins monstrueuse <strong>au</strong>x contemporains <strong>de</strong>sRomains ; la meilleure preuve en est le voile épais d'hypocrisie dont les Romainsl'on recouverte, hypocrisie si singulièrement semblable à celle pratiquée<strong>de</strong> nos jours, notamment quant <strong>au</strong> camouflage <strong>de</strong> l'agression en légitimedéfense. Puisqu'on était hypocrite alors <strong>de</strong> la même manière qu'<strong>au</strong>jourd'hui,c'est que l'on concevait le bien <strong>de</strong> la même manière.Mais quand même la morale <strong>au</strong>rait changé, cela ne diminuerait en rien laportée du fait que <strong>de</strong> nos jours on parle partout <strong>de</strong> la Rome antique avecadmiration. Car un homme ne peut pas juger une action, quelle qu'en soit ladate, par rapport à une conception <strong>de</strong> la vertu <strong>au</strong>tre que celle qui sert <strong>de</strong>critérium pour ses propres actions. Si j'admire ou si même j'excuse <strong>au</strong>jourd'huiun acte <strong>de</strong> brutalité commis il y a <strong>de</strong>ux mille ans, je manque <strong>au</strong>jourd'hui, dansma pensée, à la vertu d'humanité. L'homme n'est pas fait <strong>de</strong> compartiments, etil est impossible d'admirer certaines métho<strong>de</strong>s employées <strong>au</strong>trefois sans fairenaître en soi-même une disposition à les imiter dès que l'occasion rendra unetelle imitation facile.Rome a aboli par la force les différentes cultures du bassin méditerranéen,s<strong>au</strong>f la culture grecque, qu'elle a reléguée <strong>au</strong> second plan, et elle a imposé à laplace une culture presque entièrement subordonnée <strong>au</strong>x besoins <strong>de</strong> la propagan<strong>de</strong>et à la volonté <strong>de</strong> domination. Par là le sens <strong>de</strong> la vérité et <strong>de</strong> la justice aété et est <strong>de</strong>meuré presque irrémédiablement f<strong>au</strong>ssé ; car, pendant tout lemoyen âge, la culture romaine a été à peu prés la seule connue <strong>de</strong>s gensinstruits dans tout l'Occi<strong>de</strong>nt. L'influence <strong>au</strong>rait pu en être suffisammentcontre-balancée par celle du christianisme, si la secon<strong>de</strong> avait pu être séparée<strong>de</strong> la première. Par malheur Rome, ayant adopté le christianisme après quelquessiècles et l'ayant officiellement établi chez les nations sujettes, a ainsicontracté avec lui une alliance qui l'a souillé. Par un second malheur, le lieud'origine du christianisme lui a imposé l'héritage <strong>de</strong> textes où s'exprimentsouvent une cru<strong>au</strong>té, une volonté <strong>de</strong> domination, un mépris inhumain <strong>de</strong>sennemis vaincus ou <strong>de</strong>stinés à l'être, un respect <strong>de</strong> la force qui s'accor<strong>de</strong>nt
<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 43extraordinairement bien avec l'esprit <strong>de</strong> Rome. Ainsi, par l'effet d'un doubleacci<strong>de</strong>nt historique, la double tradition hébraïque et romaine étouffe dans unelarge mesure <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux mille ans l'inspiration divine du christianisme. Aussil'Occi<strong>de</strong>nt n'a-t-il jamais retrouvé l'accent d'incomparable humanité qui fait <strong>de</strong>l'Ilia<strong>de</strong> et <strong>de</strong>s tragédies grecques <strong>de</strong>s œuvres sans égales.La France a eu be<strong>au</strong>coup d'esprits <strong>de</strong> premier ordre qui n'ont été ni lesserviteurs ni les adorateurs <strong>de</strong> la force. Du XV e <strong>au</strong> XVII e siècle, Villon, Rabelais,La Boétie, Montaigne, M<strong>au</strong>rice Scève, Agrippa d'Aubigné, Théophile,Retz, Descartes, Pascal, si divers et <strong>de</strong> renommée inégale, ont eu cela encommun outre le génie. Mais ceux qui furent l'un et l'<strong>au</strong>tre contribuent àformer chaque génération successive. La seule chanson <strong>de</strong> geste connue dansles lycées célèbre Charlemagne, c'est-à-dire une entreprise <strong>de</strong> dominationuniverselle. <strong>Les</strong> héros <strong>de</strong>s tragédies non religieuses <strong>de</strong> Corneille mettent <strong>au</strong><strong>de</strong>ssus<strong>de</strong> tout leur gloire, qui consiste à vaincre, à conquérir, à dominer, et nesongeraient jamais à subordonner cette gloire à la justice ou <strong>au</strong> bien public ;en eux, la démesure est proposée à l'admiration. Plusieurs <strong>de</strong>s héros <strong>de</strong> Racineont la même idée fixe quand ils s'occupent à <strong>au</strong>tre chose qu'à l'amour ; <strong>au</strong>ssiest-ce seulement à propos <strong>de</strong> l'amour que Racine a retrouvé une fois, dansPhèdre, quelque chose <strong>de</strong> l'accent <strong>de</strong> la tragédie grecque. L'évocation <strong>de</strong> lamort et <strong>de</strong> Dieu n'empêche pas les gran<strong>de</strong>urs humaines d'apparaître avec unesouveraine majesté dans Bossuet. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>spotes n'ont pas cessé, <strong>au</strong> XVIII esiècle, <strong>de</strong> trouver en France <strong>de</strong>s adulateurs illustres ; il fallait seulement alorsqu'ils fussent étrangers. Combien n'a-t-on pas plus tard chanté Napoléon !L'idée du héros méprisé et humilié, si commune chez les Grecs, et qui formele sujet même <strong>de</strong>s Évangiles, est presque étrangère à notre tradition ; le culte<strong>de</strong> la gran<strong>de</strong>ur conçue selon le modèle romain nous a été transmis par unechaîne presque ininterrompue d'écrivains célèbres.Ce culte a toujours inspiré chez nous <strong>de</strong>s actes <strong>au</strong>ssi bien que <strong>de</strong>s paroles.De notre temps même, il serait difficile sans doute d'affirmer que nous n'ayonspas usé et n'usions pas, pour la conquête et la domination <strong>de</strong> notre empirecolonial, <strong>de</strong> métho<strong>de</strong>s semblables à celles <strong>de</strong> Rome ; be<strong>au</strong>coup <strong>de</strong> Françaisseraient plutôt enclins à s'en vanter qu'à le nier. <strong>Les</strong> hommes <strong>de</strong> la Révolutionne se seraient pas laissé si facilement tenter par la guerre <strong>de</strong> conquête s'ilsn'avaient pas été nourris <strong>de</strong>s écrivains latins et <strong>de</strong> Plutarque, ce sujet servile<strong>de</strong>s Romains, et s'ils n'avaient pas songé à Rome toutes les fois qu'ils parlaient<strong>de</strong> République. Napoléon et Louis XIV ont visiblement été obsédés par lesouvenir d'Auguste, et tous les procédés <strong>de</strong> Rome leur ont paru bons à imiter.Si leurs efforts n'ont pas été couronnés par un succès durable, un certaindéf<strong>au</strong>t d'habileté en est c<strong>au</strong>se, mais non pas certes un excès <strong>de</strong> scrupule.L'agression non provoquée <strong>de</strong> la Hollan<strong>de</strong>, l'annexion <strong>de</strong> plusieurs villes, enpleine paix, <strong>au</strong> cours <strong>de</strong>s années qui suivirent un traité par lequel les frontièresavaient été solennellement fixées, et contre le gré <strong>de</strong>s habitants, enfin ladévastation du Palatinat, qui n'avait pas non plus l'excuse <strong>de</strong> la guerre, ce sontlà <strong>de</strong>s inci<strong>de</strong>nts singulièrement semblables <strong>au</strong>x faits les plus caractéristiques<strong>de</strong> l'histoire romaine. On peut en dire <strong>au</strong>tant, par exemple, du piège tendu parNapoléon à la famille royale d'Espagne, <strong>de</strong>s manœuvres qui le préparèrent etdu sort infligé par la suite à ce malheureux pays. Enfin, sous Napoléon etsurtout sous Louis XIV la servilité <strong>de</strong>s sujets, la soumission aveugle, laflatterie extrême, l'absence <strong>de</strong> toute liberté spirituelle mirent quelque temps laFrance <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> <strong>de</strong> la Rome impériale et <strong>de</strong> ses provinces.
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