<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 56l'espace. Ces hommes furent les <strong>de</strong>rniers peut-être pour qui l'antiquité étaitencore chose vivante. Si peu qu'on sache <strong>de</strong>s cathares, il semble clair qu'ilsfurent <strong>de</strong> quelque manière les héritiers <strong>de</strong> la pensée platonicienne, <strong>de</strong>sdoctrines initiatiques et <strong>de</strong>s Mystères <strong>de</strong> cette civilisation pré-romaine quiembrassait la Méditerranée et le Proche-Orient ; et, par hasard ou <strong>au</strong>trement,leur doctrine rappelle par certains points, en même temps que le bouddhisme,en même temps que Pythagore et Platon, la doctrine <strong>de</strong>s drui<strong>de</strong>s qui <strong>au</strong>trefoisavait imprégné la même terre. Quand ils eurent été tués, tout cela <strong>de</strong>vintsimple matière d'érudition. Quels fruits une civilisation si riche d'élémentsdivers a-t-elle portés, <strong>au</strong>rait-elle portés ? Nous l'ignorons ; on a coupé l'arbre.Mais quelques sculptures peuvent évoquer un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> merveilles, et rien nedépasse ce que suggèrent celles <strong>de</strong>s églises romanes du Midi <strong>de</strong> la France.Le poète <strong>de</strong> Toulouse sent très vivement la valeur spirituelle <strong>de</strong> la civilisationattaquée ; il l'évoque continuellement ; mais il semble impuissant àl'exprimer, et emploie toujours les mêmes mots, Prix et Parage, parfois Parageet Merci. Ces mots, sans équivalents <strong>au</strong>jourd'hui, désignent <strong>de</strong>s valeurs chevaleresques.Et pourtant c'est une cité, c'est Toulouse qui vit dans le poème, etelle y palpite tout entière, sans <strong>au</strong>cune distinction <strong>de</strong> classes. Le comte ne faitrien sans consulter toute la cité, « li cavalier el borgez e la cuminaltatz » , et ilne lui donne pas d'ordres, il lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> son appui ; cet appui, tous l'accor<strong>de</strong>nt,artisans, marchands, chevaliers, avec le même dévouement joyeux etcomplet. C'est un membre du Capitole qui harangue <strong>de</strong>vant Muret l'arméeopposée <strong>au</strong>x croisés ; et ce que ces artisans, ces marchands, ces citoyens d'uneville - on ne s<strong>au</strong>rait leur appliquer le terme <strong>de</strong> bourgeois -voulaient s<strong>au</strong>ver <strong>au</strong>prix <strong>de</strong> leur vie, c'était Joie et Parage, c'était une civilisation chevaleresque.Ce pays qui a accueilli une doctrine si souvent accusée d'être antisocialefut un exemple incomparable d'ordre, <strong>de</strong> liberté et d'union <strong>de</strong>s classes. L'aptitu<strong>de</strong>à combiner <strong>de</strong>s milieux, <strong>de</strong>s traditions différentes y a produit <strong>de</strong>s fruitsuniques et précieux à l'égard <strong>de</strong> la société comme <strong>de</strong> la pensée. Il s'y trouvaitce sentiment civique intense qui a animé l'Italie du moyen âge ; il s'y trouvait<strong>au</strong>ssi une conception <strong>de</strong> la subordination semblable à celle que T.-E.Lawrence a trouvée vivante en Arabie en 1917, à celle qui, apportée peut-êtrepar les M<strong>au</strong>res, a imprégné pendant <strong>de</strong>s siècles la vie espagnole. Cetteconception, qui rend le serviteur égal <strong>au</strong> maître par une fidélité volontaire etlui permet <strong>de</strong> s'agenouiller, d'obéir, <strong>de</strong> souffrir les châtiments sans rien perdre<strong>de</strong> sa fierté, apparaît <strong>au</strong> XIII e siècle dans le Poème du Cid, comme <strong>au</strong>x XVI e etXVII e siècles dans le théâtre espagnol ;elle entoura la roy<strong>au</strong>té, en Espagne,d'une poésie qui n'eut jamais d'équivalent en France ; étendue même à lasubordination imposée par violence, elle ennoblit jusqu'à l'esclavage, etpermettait à <strong>de</strong>s Espagnols nobles, pris et vendus comme esclaves en Afrique,<strong>de</strong> baiser à genoux les mains <strong>de</strong> leurs maîtres, sans s'abaisser, par <strong>de</strong>voir etnon par lâcheté. L'union d'un tel esprit avec le sentiment civique, un attachementégalement intense à la liberté et <strong>au</strong>x seigneurs légitimes, voilà ce qu'onn'a peut-être pas vu ailleurs que dans le pays d'oc <strong>au</strong> XII e siècle. C'est unecivilisation <strong>de</strong> la cité qui se préparait sur cette terre, mais sans le germefuneste <strong>de</strong>s dissensions qui désolèrent l'Italie ; l'esprit chevaleresque fournissaitle facteur <strong>de</strong> cohésion que l'esprit civique ne contient pas. De même,malgré certains conflits entre seigneurs, et en l'absence <strong>de</strong> toute centralisation,un sentiment commun unissait ces contrées ; On vit Marseille, Be<strong>au</strong>caire,Avignon, Toulouse, la Gascogne, l'Aragon, la Catalogne, s'unir spontanément
<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 57contre Simon <strong>de</strong> Montfort. Plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux siècles avant Jeanne d'Arc, lesentiment <strong>de</strong> la patrie, une patrie qui, bien entendu, n'était pas la France, fut leprincipal mobile <strong>de</strong> ces hommes ; et ils avaient mémo un mot pour désigner lapatrie ; ils l'appelaient le langage.Rien n'est si touchant dans le poème que l'endroit où la cité libred'Avignon se soumet volontairement <strong>au</strong> comte <strong>de</strong> Toulouse vaincu, dépouillé<strong>de</strong> ses terres, dépourvu <strong>de</strong> toute ressource, à peu près réduit à la mendicité. Lecomte, averti <strong>de</strong>s intentions d'Avignon, s'y rend ; il trouve les habitants àgenoux, qui lui disent : « Tout Avignon se met en votre seigneurie - chacunvous <strong>livre</strong> son corps et son avoir. » Avec <strong>de</strong>s larmes ils <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt <strong>au</strong> Christ lepouvoir et la force <strong>de</strong> le remettre dans son héritage. Ils énumèrent les droitsseigneuri<strong>au</strong>x qu'ils s'engagent désormais à acquitter ; et, après avoir tous prêtéserment, ils disent <strong>au</strong> comte : « Seigneur légitime et aimé - N'ayez <strong>au</strong>cunecrainte <strong>de</strong> donner et <strong>de</strong> dépenser - Nous donnerons nos biens et sacrifieronsnos corps - Pour que vous recouvriez votre terre ou que nous mourions avecvous. » Le comte, en les remerciant, leur dit que leur langage leur s<strong>au</strong>ra gré <strong>de</strong>cette action. Peut-on imaginer, pour <strong>de</strong>s hommes libres, une manière plusgénéreuse <strong>de</strong> se donner un maître ? Cette générosité fait voir à quel pointl'esprit chevaleresque avait imprégné toute la population <strong>de</strong>s villes.Il en était tout <strong>au</strong>trement dans les pays d'où provenaient les vainqueurs <strong>de</strong>cette guerre ; là, il y avait non pas union, mais lutte entre l'esprit féodal etl'esprit <strong>de</strong>s villes. Une barrière morale y séparait nobles et roturiers. Il <strong>de</strong>vaiten résulter, une fois le pouvoir <strong>de</strong>s nobles épuisé, ce qui se produisit en effet, àsavoir l'avènement d'une classe absolument ignorante <strong>de</strong>s valeurs chevaleresques; un régime où l'obéissance <strong>de</strong>venait chose achetée et vendue ; lesconflits <strong>de</strong> classes aigus qui accompagnent nécessairement une obéissancedépouillée <strong>de</strong> tout sentiment <strong>de</strong> <strong>de</strong>voir, obtenue uniquement par les mobilesles plus bas. Il ne peut y avoir d'ordre que là où le sentiment d'une <strong>au</strong>toritélégitime permet d'obéir sans s'abaisser ; c'est peut-être là ce que les hommesd'oc nommaient Parage. S'ils avaient été vainqueurs, qui sait si le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong>l'Europe n'<strong>au</strong>rait pas été bien différent ? La noblesse <strong>au</strong>rait pu alors disparaîtresans entraîner l'esprit chevaleresque dans son désastre, puisqu'en pays d'oc lesartisans et les marchands y avaient part. Ainsi à notre époque encore noussouffrons tous et tous les jours <strong>de</strong>s conséquences <strong>de</strong> cette défaite.L'impression dominante que laisse le table<strong>au</strong> <strong>de</strong> ces populations, tel qu'onle trouve dans la Chanson <strong>de</strong> la Croisa<strong>de</strong>, c'est l'impression <strong>de</strong> bonheur. Quelcoup dut être pour elles le premier choc <strong>de</strong> la terreur, quand, dès la premièrebataille, la cité entière <strong>de</strong> Béziers fut massacrée froi<strong>de</strong>ment ! Ce coup les fitplier ; il avait été infligé à cet effet. Il ne leur fut pas permis <strong>de</strong> s'en relever ;les atrocités se succédèrent. Il se produisit <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong> panique très favorables<strong>au</strong>x agresseurs. La terreur est une arme à un seul tranchant. Elle atoujours bien plus <strong>de</strong> prise sur ceux qui songent à conserver leur liberté et leurbonheur que sur ceux qui songent à détruire et à écraser ; l'imagination <strong>de</strong>spremiers est bien plus vulnérable, et c'est pourquoi, la guerre étant, avant tout,affaire d'imagination, il y a presque toujours quelque chose <strong>de</strong> désespéré dansles luttes que <strong>livre</strong>nt <strong>de</strong>s hommes libres contre <strong>de</strong>s agresseurs. <strong>Les</strong> gens d'ocsubirent défaite après défaite : tout le pays fut soumis. S'il f<strong>au</strong>t croire le poète,Toulouse, ayant prêté serment à Simon <strong>de</strong> Montfort, sur le conseil du comte<strong>de</strong> Toulouse lui-même, après la défaite <strong>de</strong> Muret, ne songea pas à violer sa
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