<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 30Le maître doit toujours avoir raison, et ceux qu'il punit toujours tort. Unehabileté considérable est nécessaire à cet effet. Deux opinions sur la force et ledroit, l'une et l'<strong>au</strong>tre erronée, l'une et l'<strong>au</strong>tre fatale à qui s'y fie, abusent lesesprits médiocres ; les uns croient que la c<strong>au</strong>se juste continue toujours àapparaître comme juste même après avoir été vaincue, les <strong>au</strong>tres que la forcetoute seule suffit pour avoir raison. En réalité, la brutalité muette a presquetoujours tort si la victime invoque son droit, et la force a besoin <strong>de</strong> se couvrir<strong>de</strong> prétextes pl<strong>au</strong>sibles ; en revanche <strong>de</strong>s prétextes entachés <strong>de</strong> contradiction et<strong>de</strong> mensonge sont néanmoins assez pl<strong>au</strong>sibles quand ils sont ceux du plus fort.Quand même ils seraient trop grossiers, trop transparents pour tromper personne,ce serait une erreur <strong>de</strong> croire qu'ils sont <strong>de</strong> ce fait inutiles ; ils suffisentpour fournir une excuse <strong>au</strong>x adulations <strong>de</strong>s lâches, <strong>au</strong> silence et à la soumission<strong>de</strong>s malheureux, à l'inertie <strong>de</strong>s spectateurs, et permettre <strong>au</strong> vainqueurd'oublier qu'il commet <strong>de</strong>s crimes ; mais rien <strong>de</strong> tout cela ne se produirait enl'absence <strong>de</strong> tout prétexte, et le vainqueur risquerait d'aller alors à sa perte. Leloup <strong>de</strong> la fable le savait ; l'Allemagne l'a oublié en 1914 et a payé cher cetoubli, <strong>au</strong> lieu qu'elle le sait maintenant ; les Romains le savaient fort bien.C'est pour cela que, selon Polybe, ils prenaient presque toujours un très grandsoin ou <strong>de</strong> sembler observer les traités ou <strong>de</strong> trouver un prétexte pour lesrompre, et <strong>de</strong> paraître mener partout <strong>de</strong>s guerres défensives. Bien entendu,leurs <strong>de</strong>sseins étaient seulement voilés par ces préc<strong>au</strong>tions et n'y étaient jamaissubordonnés.Cet art <strong>de</strong> conserver les apparences supprime ou diminue chez <strong>au</strong>trui l'élanque l'indignation donnerait, et permet <strong>de</strong> n'être pas soi-même affaibli parl'hésitation. Mais, pour que cet effet se produise pleinement, il f<strong>au</strong>t êtreréellement convaincu qu'on a toujours raison, qu'on possè<strong>de</strong> non seulement ledroit du plus fort, mais <strong>au</strong>ssi le droit pur et simple, et cela même quand il n'enest rien. <strong>Les</strong> Grecs n'ont jamais su être ainsi ; on voit dans Thucydi<strong>de</strong> avecquelle netteté les Athéniens, quand ils commettaient <strong>de</strong> cruels abus <strong>de</strong>pouvoir, reconnaissaient qu'ils les commettaient. On ne bâtit pas un empirequand on a l'esprit si luci<strong>de</strong>. <strong>Les</strong> Romains ont pu parfois reconnaître que <strong>de</strong>ssujets suppliants avaient été soumis à <strong>de</strong>s cru<strong>au</strong>tés trop gran<strong>de</strong>s, mais ils lereconnaissaient alors en gens qui, loin d'éprouver <strong>de</strong>s remords, s'appl<strong>au</strong>dissaient<strong>de</strong> con<strong>de</strong>scendre à avoir pitié ; quant à admettre que <strong>de</strong>s sujets révoltésou <strong>de</strong>s ennemis pussent avoir quelque bon droit, ils n'y songeaient même pas.Certains ont pu être <strong>au</strong>trement ; il ne nous en reste guère <strong>de</strong> traces. D'unemanière générale les Romains jouissaient <strong>de</strong> cette satisfaction collective <strong>de</strong>soi-même, opaque, imperméable, impossible à percer, qui permet <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r <strong>au</strong>milieu <strong>de</strong>s crimes une conscience parfaitement tranquille. Une conscience<strong>au</strong>ssi impénétrable à la vérité implique un avilissement du cœur et <strong>de</strong> l'espritqui entrave la pensée ; <strong>au</strong>ssi les Romains n'ont-ils apporté d'<strong>au</strong>tre contributionà l'histoire <strong>de</strong> la science que le meurtre d'Archimè<strong>de</strong>. En revanche une tellesatisfaction <strong>de</strong> soi, appuyée par la force et la conquête, est contagieuse, etnous en subissons encore la contagion.Rien n'est plus essentiel à une politique <strong>de</strong> prestige que la propagan<strong>de</strong> ;rien ne fut l'objet <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> soin <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s Romains. Chaque Romaind'abord était un propagandiste naturel <strong>au</strong> service <strong>de</strong> Rome ; car, s<strong>au</strong>f quelquesexceptions, <strong>au</strong> nombre <strong>de</strong>squelles Lucrèce, cet unique disciple véritable <strong>de</strong>sGrecs, chaque Romain mettait en son âme Rome <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> tout. La viespirituelle n'était guère à Rome qu'une expression <strong>de</strong> la volonté <strong>de</strong> puissance.
<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 31La mythologie grecque fut un jeu <strong>de</strong> l'esprit qui laissait la pensée entièrementlibre ; mais Cicéron réclamait le respect pour la religion romaine en raison <strong>de</strong>ses liens avec la gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> Rome. La masse <strong>de</strong>s monuments, les routes, lesaqueducs rendaient cette gran<strong>de</strong>ur sensible <strong>au</strong>x yeux. La littérature est engran<strong>de</strong> partie souillée du souci <strong>de</strong> la rendre sensible à l'esprit ; <strong>au</strong> lieu quechez les Grecs, hors les discours purement politiques, <strong>au</strong>cune œuvre parvenuejusqu'à nous n'est entachée d'un souci <strong>de</strong> propagan<strong>de</strong> en faveur <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong>urgrecque ou athénienne, Ennius, Virgile, Horace, Cicéron, César, Tite-Live,Tacite même, ont toujours écrit avec une arrière-pensée politique, et leur politique,quelle qu'elle fût, était toujours impériale. Ils en ont été punis, comme ilarrive toujours en pareil cas, car, hormis peut-être Tacite, leur infériorité parrapport <strong>au</strong>x Grecs est accablante. Quant <strong>au</strong>x formes <strong>de</strong> création spirituelle quine pouvaient pas être mises <strong>au</strong> service <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong>ur nationale, on pourraitpresque dire qu'elles n'ont pas existé à Rome.La propagan<strong>de</strong> orale tenait bien entendu la plus gran<strong>de</strong> place ; Romesavait amener à y prendre part ceux mêmes qui avaient les meilleures raisons<strong>de</strong> la haïr. Polybe, retenu quinze ans à Rome par force, rappelé impérativementaprès quelques mois <strong>de</strong> liberté, joua ce rôle. Partout où il y avait <strong>de</strong>uxpartis, l'un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux était pro-romain ; dans les familles royales il y avaitsouvent un partisan et protégé <strong>de</strong> Rome, parfois élevé à Rome comme otage.Être ennemi <strong>de</strong> Rome était un crime punissable <strong>de</strong>s plus impitoyables châtiments; même n'en être pas partisan était un crime. <strong>Les</strong> sujets, les vaincus,étaient contraints <strong>de</strong> louer Rome <strong>de</strong> toutes leurs forces, Nul n'était admis àprotester contre un abus <strong>de</strong> pouvoir <strong>de</strong>s Romains, sinon sous forme <strong>de</strong>supplication, nul n'était reçu à supplier sans louer les vertus <strong>de</strong> Rome, et avanttout celles qu'elle ne possédait pas, la générosité, la justice, la modération, laclémence. Tite-Live en fournit bien <strong>de</strong>s exemples, certains peut-être exagérés ;mais l'exagération même serait alors significative. Tout ce que la lâcheté, lapru<strong>de</strong>nce, l'espoir <strong>de</strong>s faveurs, le désir <strong>de</strong> participer, même <strong>au</strong> second plan, àl'éclat <strong>de</strong> la puissance, tout ce que l'admiration sincère peut donner <strong>de</strong> partisansinfluents et efficaces fut utilisé pleinement par Rome <strong>de</strong> son agrandissement.On voit dans les différentes étapes Polybe pour les affaires grecques,dans César pour les affaires g<strong>au</strong>loises, avec quel soin cette action était menéeparallèlement <strong>au</strong>x démarches politiques ou militaires. La propagan<strong>de</strong> et laforce se soutenaient mutuellement ; la force rendait la propagan<strong>de</strong> à peu présirrésistible en empêchant dans une large mesure qu'on osât y résister ; lapropagan<strong>de</strong> faisait pénétrer partout la réputation <strong>de</strong> la force.Mais rien <strong>de</strong> tout cela n'<strong>au</strong>rait suffi sans un art que ni Richelieu, ni LouisXIV, ni Napoléon n'ont bien possédé, et où les Romains ont été prodigieux;c'est celui d'observer, dans les actions exercées sur les <strong>au</strong>tres pays, unrythme propre tantôt à les bercer dans une apparente sécurité, tantôt à lesparalyser par l'angoisse et la stupeur, sans jamais souffrir chez eux d'étatintermédiaire. On parle souvent <strong>de</strong> la maxime «diviser pour régner » commesi elle renfermait un secret <strong>de</strong> domination ; mais il n'en est rien, car le difficileest <strong>de</strong> l'appliquer. Un tel art en fournit seul le moyen. Il suffit, pour avoir lapossibilité <strong>de</strong> l'exercer, d'avoir su une fois faire peur. Car les hommes, etsurtout les peuples, qui ont moins <strong>de</strong> vertu que les individus, ne se dressentcontre quiconque leur a fait peur que s'ils sont mus par une impulsion plusforte que la peur ; il dépend <strong>de</strong> celui qui manie la force qu'une semblableimpulsion existe ou non à tel ou tel moment. Ainsi, lorsqu'un vainqueur tombe
- Page 3 and 4: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 5: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 8 and 9: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 10 and 11: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 15 and 16: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 17 and 18: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 19 and 20: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 21 and 22: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 23 and 24: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 25 and 26: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 27 and 28: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 29: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 33 and 34: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 35 and 36: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 37 and 38: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 39 and 40: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 41 and 42: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 43 and 44: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 45 and 46: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 47 and 48: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 49 and 50: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 51 and 52: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 53 and 54: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 55 and 56: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 57 and 58: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 59 and 60: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 61 and 62: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 63 and 64: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 65 and 66: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 67 and 68: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 69 and 70: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 71 and 72: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 73 and 74: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 75 and 76: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 77 and 78: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 79 and 80: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 81 and 82:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 83 and 84:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 85 and 86:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 87 and 88:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 89 and 90:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 91 and 92:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 93 and 94:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 95 and 96:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 97 and 98:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 99 and 100:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 101 and 102:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 103 and 104:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 105 and 106:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 107 and 108:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 109 and 110:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 111 and 112:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 113 and 114:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 115 and 116:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 117 and 118:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 119 and 120:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 121 and 122:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 123 and 124:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 125 and 126:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 127 and 128:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 129 and 130:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 131 and 132:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 133 and 134:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 135 and 136:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 137 and 138:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 139 and 140:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 141 and 142:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 143 and 144:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 145 and 146:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 147 and 148:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 149 and 150:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 151 and 152:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 153 and 154:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 155 and 156:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 157 and 158:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 159 and 160:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 161 and 162:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 163 and 164:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 165 and 166:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 167 and 168:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 169 and 170:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 171 and 172:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 173 and 174:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 175 and 176:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 177 and 178:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 179 and 180:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 181 and 182:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 183:
Simone Weil, Écrits historiques et