<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 24voulez, faites-nous tous mourir... Ne souillez pas votre réputation par un actedont l'exécution sera atroce, le récit atroce, et que vous seriez les premiers àavoir commis dans toute l'histoire ; car les Grecs et les Barbares ont fait bien<strong>de</strong>s guerres, et vous en avez fait be<strong>au</strong>coup, Romains, <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres peuples ; maisjamais personne n'a anéanti une ville qui avait tendu les mains avant lecombat, livré ses enfants et ses armes, et qui, s'il existe encore quelque <strong>au</strong>trechâtiment parmi les hommes, consentait <strong>au</strong>ssi à le souffrir. »<strong>Les</strong> consuls refusèrent jusqu'à l'<strong>au</strong>torisation d'aller une fois encore supplierle Sénat, et ils expliquèrent que l'ordre <strong>de</strong> raser la ville avait été donné dansl'intérêt <strong>de</strong>s Carthaginois eux-mêmes. Ce genre <strong>de</strong> raffinement dans l'injure,tout à fait ignoré <strong>de</strong>s Grecs, n'a peut-être été retrouvé pleinement <strong>de</strong>puisqu'après 1933 Le peuple <strong>de</strong> Carthage fut pris <strong>de</strong> désespoir, et l'armée romaine,trop confiante en ses forces, livrée <strong>au</strong> désordre et <strong>au</strong>x plaisirs, dut faire unsiège <strong>de</strong> trois ans avant <strong>de</strong> pouvoir détruire la ville et les habitants sous lesordres du second Africain. On peut voir dans Polybe, ce que pensèrent lesGrecs <strong>de</strong> cette agression, à commencer par Polybe lui-même, malgré la réticenceimposée à un sujet <strong>de</strong> Rome et à un humble client <strong>de</strong>s Scipion.La cru<strong>au</strong>té la plus horrible apparaît dans cette histoire <strong>au</strong>tant que laperfidie, et s'y combine. Nul n'a jamais égalé les Romains dans l'habile usage<strong>de</strong> la cru<strong>au</strong>té. Quand la cru<strong>au</strong>té est l'effet d'un caprice, d'une sensibilité mala<strong>de</strong>,d'une colère, d'une haine, elle a souvent <strong>de</strong>s conséquences fatales à qui ycè<strong>de</strong> ; la cru<strong>au</strong>té froi<strong>de</strong>, calculée et qui constitue une métho<strong>de</strong>, la cru<strong>au</strong>téqu'<strong>au</strong>cune instabilité d'humeur, <strong>au</strong>cune considération <strong>de</strong> pru<strong>de</strong>nce, <strong>de</strong> respectou <strong>de</strong> pitié ne peut tempérer, à laquelle on ne peut espérer échapper ni par lecourage, la dignité et l'énergie, ni par la soumission, les supplications et leslarmes, une telle cru<strong>au</strong>té est un instrument incomparable <strong>de</strong> domination. Carétant aveugle et sour<strong>de</strong> comme les forces <strong>de</strong> la nature, et pourtant clairvoyanteet prévoyante comme l'intelligence humaine, par cet alliage monstrueux elleparalyse les esprits sous le sentiment d'une fatalité. On y résiste avec fureur,avec désespoir, avec le pressentiment du malheur, ou on y cè<strong>de</strong> lâchement, ouon fait l'un et l'<strong>au</strong>tre tour à tour ; <strong>de</strong> toutes manières l'esprit est aveuglé,incapable <strong>de</strong> calcul, <strong>de</strong> sang-froid et <strong>de</strong> prévision. Cet aveuglement apparaîtchez tous les adversaires <strong>de</strong>s Romains. De plus une cru<strong>au</strong>té <strong>de</strong> cette espècefait naître <strong>de</strong>s sentiments qui sembleraient n'être dus qu'à la clémence. Ellesuscite la confiance, comme on le voit par l'histoire <strong>de</strong> Carthage, dans toutesles circonstances où il serait trop affreux <strong>de</strong> se défier ; car l'âme humainerépugne à regar<strong>de</strong>r en face l'extrême malheur. Elle suscite la reconnaissancechez tous ceux qui <strong>au</strong>raient pu être anéantis et qui ne l'ont pas été ; car ilss'attendaient à l'être. Quant à ceux qui ont été anéantis, c'est-à-dire tués ouvendus comme esclaves, leur sentiment n'importe pas, puisqu'ils se taisent.On trouve dans Polybe, à propos <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong> Carthagène par le premierAfricain, un exemple <strong>de</strong> cette cru<strong>au</strong>té romaine, qui, comme le texte l'implique,allait plus loin que la cru<strong>au</strong>té habituelle à cette époque. « Publius envoya laplupart <strong>de</strong>s soldats contre les habitants <strong>de</strong> la ville, conformément à la coutumeromaine, avec ordre <strong>de</strong> tuer tout ce qu'ils rencontreraient, sans épargner personneni se jeter sur le butin jusqu'à ce qu'il donnât le signal convenu. À monavis, ils agissent ainsi pour frapper <strong>de</strong> terreur ; c'est pourquoi on peut voirsouvent <strong>au</strong>ssi, dans les villes prises par les Romains, non seulement <strong>de</strong>s êtreshumains massacrés, mais même <strong>de</strong>s chiens coupés en quartiers, et <strong>de</strong>s
<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 25membres épars d'anim<strong>au</strong>x. Ce jour-là, le massacre fut extrêmement considérable,à c<strong>au</strong>se <strong>de</strong> la multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ceux qui tombèrent <strong>au</strong>x mains <strong>de</strong>s soldats. »Après la prise <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle, Scipion fit réunir tous les survivants du massacreordonné par lui ; chacun d'eux sans doute avait perdu <strong>de</strong>s êtres chers. « Il mit àpart les citoyens, hommes et femmes, ainsi que leurs enfants ; puis, les ayantexhortés à être reconnaissants <strong>au</strong>x Romains et à se souvenir du bienfait reçu, illes renvoya tous dans leurs maisons. Eux, versant <strong>de</strong>s larmes et joyeux d'unsalut inespéré, remercièrent le général à genoux et s'en allèrent... Ainsi il lesrendit extrêmement dévoués et fidèles à lui-même et à Rome. » Cette villen'avait commis <strong>au</strong>cune f<strong>au</strong>te à l'égard <strong>de</strong>s Romains, sinon qu'étant soumise àune garnison carthaginoise, elle se trouvait <strong>au</strong>tomatiquement par rapport à euxdans le camp ennemi.La <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> Carthage montre assez que l'extrême soumission nepouvait garantir <strong>de</strong> la cru<strong>au</strong>té <strong>de</strong>s Romains. <strong>Les</strong> populations libres <strong>de</strong>s nationsalliées servaient à Rome <strong>de</strong> réservoir d'esclaves non moins que celles <strong>de</strong>s paysennemis. La Bithynie, pays <strong>de</strong> culture grecque, allié <strong>de</strong> Rome, dont le roiPrusias s'était déclaré l'affranchi du peuple romain et avait baisé à genoux leseuil <strong>de</strong> la Curie, fut incapable sous le règne suivant d'ai<strong>de</strong>r militairementMarius, parce que la plupart <strong>de</strong>s Bithyniens avaient été saisis par les publicainset servaient comme esclaves dans les provinces romaines. Apprenantcela, le Sénat, anxieux <strong>de</strong> conserver <strong>de</strong>s alliés militairement utilisables, décidala libération <strong>de</strong> tous les hommes <strong>de</strong> naissance libre, sujets <strong>de</strong> nations alliées,qui se trouveraient comme esclaves dans les provinces. Un préteur <strong>de</strong> Sicile semit à appliquer ce sénatus-consulte, et en quelques jours, dans cette seulepetite île, huit cents <strong>de</strong> ces malheureux furent ainsi libérés ; mais les propriétairesd'esclaves firent <strong>au</strong>ssitôt arrêter la procédure. Tout cela nous est racontépar Diodore <strong>de</strong> Sicile.D'après Appien, en Espagne, pendant le siège <strong>de</strong> Numance, la jeunessed'une ville voisine fut prise un jour du désir d'ai<strong>de</strong>r cette malheureuse cité ; lesvieillards, qui craignaient la colère <strong>de</strong> Rome et espéraient l'apaiser par uneprompte soumission, dévoilèrent d'eux-mêmes ce projet <strong>au</strong>x Romains ; ceuxci,investissant la ville par surprise et menaçant d'en faire immédiatement lesac, se firent <strong>livre</strong>r quatre cents jeunes gens nobles et leur coupèrent les mainsà tous.Après la défaite <strong>de</strong> Philippe, roi <strong>de</strong> Macédoine, les Romains eux-mêmesavaient solennellement proclamé la liberté <strong>de</strong> la Grèce <strong>au</strong> milieu <strong>de</strong> l'enthousiasmedélirant <strong>de</strong>s Grecs. Rome n'en intervint pas moins à partir <strong>de</strong> cemoment dans les affaires intérieures <strong>de</strong>s cités grecques, et cela non pas par <strong>de</strong>sconseils, mais par <strong>de</strong>s ordres. <strong>Les</strong> cités réunies dans la ligue achéenne députèrentà Rome pour expliquer respectueusement que ces ordres étaient contraires<strong>au</strong>x lois, <strong>au</strong>x serments, <strong>au</strong>x conventions publiques. Mais un membre <strong>de</strong> ladéputation, nommé Callicrate, précurseur <strong>de</strong> Seyss Inquart, se mit à exciter leSénat à l'énergie, disant que ceux qui voulaient persua<strong>de</strong>r <strong>de</strong> mettre l'obéissanceà Rome <strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s lois étaient mal accueillis par le peuple danstoutes les cités grecques, et l'emporteraient seulement s'ils étaient appuyés parla force romaine. Le Sénat fit savoir en Grèce que les cités <strong>de</strong>vaient êtregouvernées par <strong>de</strong>s hommes tels que Callicrate ; la ligue achéenne, apeurée,prit <strong>au</strong>ssitôt Callicrate pour chef.
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