<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 58parole ; et sans doute les vainqueurs <strong>au</strong>raient pu s'appuyer sur l'esprit <strong>de</strong>fidélité qui dans ces pays accompagnait toujours l'obéissance. Mais ilstraitèrent les populations conquises en ennemies, et ces hommes, accoutumésà obéir par <strong>de</strong>voir et noblement, furent contraints d'obéir par crainte et dansl'humiliation.Quand Simon <strong>de</strong> Montfort eut fait sentir <strong>au</strong>x habitants <strong>de</strong> Toulouse qu'illes regardait en ennemis malgré leur soumission, ils prirent les armes ; mais ilsles déposèrent <strong>au</strong>ssitôt et se mirent à sa merci, poussés par leur évêque quipromettait <strong>de</strong> les protéger. C'était un piège ; les princip<strong>au</strong>x habitants furentenchaînés, frappés et chassés avec une brutalité telle que plusieurs enmoururent ; la ville fut entièrement désarmée, dépouillée <strong>de</strong> tous ses biens,argent, étoffes et vivres, et en partie démolie. Mais, tout lien <strong>de</strong> fidélité étantdès lors rompu, il suffit que le seigneur légitime pénétrât dans Toulouse avecquelques chevaliers pour que cette population écrasée et sans armes sesoulevât. Elle remporta <strong>de</strong>s victoires répétées sur un ennemi puissammentarmé et enflé par ses triomphes ; tant le courage, lorsqu'il procè<strong>de</strong> du désespoir,est parfois efficace contre un armement supérieur. Selon le mot <strong>de</strong> Simon<strong>de</strong> Montfort, les lièvres se retournèrent alors contre les lévriers. Au cours d'un<strong>de</strong> ces combats, une pierre lancée par la main d'une femme tua Simon <strong>de</strong>Montfort ; puis la ville osa se mettre en défense contre le fils du roi <strong>de</strong> France,arrivé avec une nombreuse armée. Le poème s'achève là, et sur un cri d'espoir.Mais cet espoir ne <strong>de</strong>vait être réalisé qu'en partie. Toulouse échappa àl'anéantissement ; mais le pays ne <strong>de</strong>vait pas échapper à la conquête ; Prix etParage <strong>de</strong>vaient disparaître. Par la suite, le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> ce pays eut longtempsencore quelque chose <strong>de</strong> tragique. Un siècle et <strong>de</strong>mi plus tard, un oncle <strong>de</strong>Charles VI le traitait en pays conquis, avec tant <strong>de</strong> cru<strong>au</strong>té que quarante millehommes s'enfuirent en Aragon. Il eut encore <strong>de</strong>s frémissements à l'occasion<strong>de</strong>s guerres religieuses, <strong>de</strong>s luttes contre Richelieu, et fut maintes fois ravagé ;l'exécution du duc <strong>de</strong> Montmorency, mis à mort à Toulouse parmi la vivedouleur <strong>de</strong> la population, en marque la soumission définitive. Mais à cemoment, ce pays, <strong>de</strong>puis longtemps déjà, n'avait plus d'existence véritable ; lalangue d'oc avait disparu comme langue <strong>de</strong> civilisation, et le génie <strong>de</strong> ceslieux, bien qu'il ait influé sur le développement <strong>de</strong> la culture française, n'ajamais trouvé d'expression propre après le XIII e siècle.En ce cas comme en plusieurs <strong>au</strong>tres, l'esprit reste frappé <strong>de</strong> stupeur encomparant la richesse, la complexité, la valeur <strong>de</strong> ce qui a péri avec lesmobiles et le mécanisme <strong>de</strong> la <strong>de</strong>struction. L'Église cherchait à obtenir l'unitéreligieuse ; elle mit en action le ressort le plus simple, en promettant le pardon<strong>de</strong>s péchés <strong>au</strong>x combattants et le salut inconditionnel à ceux qui tomberaient.La licence constitue le grand attrait <strong>de</strong> toutes les luttes armées ; quelle puissanteivresse doit être la licence poussée à ce <strong>de</strong>gré, l'impunité et mêmel'approbation assurées dans ce mon<strong>de</strong> et dans l'<strong>au</strong>tre à n'importe quel <strong>de</strong>gré <strong>de</strong>cru<strong>au</strong>té et <strong>de</strong> perfidie ! On voit, il est vrai, dans le poème, certains croisésrefuser <strong>de</strong> croire <strong>au</strong> salut <strong>au</strong>tomatique qui leur est promis ; mais ces éclairs <strong>de</strong>lucidité étaient trop rares pour être dangereux. La nature du stimulant employépar les hommes d'église les obligeait à exercer une pression continuelle dansle sens <strong>de</strong> la plus gran<strong>de</strong> cru<strong>au</strong>té ; cette pression excitait le courage <strong>de</strong>s croiséset abattait celui <strong>de</strong>s populations. La perfidie <strong>au</strong>torisée par l'Église était <strong>au</strong>ssiune arme précieuse. Mais cette guerre ne pouvait se prolonger qu'en <strong>de</strong>venantune guerre <strong>de</strong> conquête. On eut du mal d'abord à trouver quelqu'un qui
<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 59consentît à prendre en charge Carcassonne ; enfin Simon <strong>de</strong> Montfort, hommealors relativement obscur et p<strong>au</strong>vre, accepta cette responsabilité, mais ilentendit naturellement être payé <strong>de</strong> ses peines par un gain tangible. Ainsi lechantage <strong>au</strong> salut et l'esprit d'acquisition d'un homme assez ordinaire, il n'enfallut pas plus pour détruire un mon<strong>de</strong>. Car une conception du mon<strong>de</strong> quivivait en ces lieux fut alors anéantie pour toujours.Rien qu'en regardant cette terre, et quand même on n'en connaîtrait pas lepassa on y voit la marque d'une blessure. <strong>Les</strong> fortifications <strong>de</strong> Carcassonne, sivisiblement faites pour la contrainte, les églises dont une moitié est romane, etl'<strong>au</strong>tre d'une architecture gothique si visiblement importée, ce sont <strong>de</strong>s spectaclesqui parlent. Ce pays a souffert la force. Ce qui a été tué ne peut jamaisressusciter ; mais la piété conservée à travers les âges permet un jour d'en fairesurgir l'équivalent, quand se présentent <strong>de</strong>s circonstances favorables. Rienn'est plus cruel envers le passé que le lieu commun selon lequel la force estimpuissante à détruire les valeurs spirituelles ; en vertu <strong>de</strong> cette opinion, onnie que les civilisations effacées par la violence <strong>de</strong>s armes aient jamais existé ;on le peut sans craindre le démenti <strong>de</strong>s morts. On tue ainsi une secon<strong>de</strong> fois cequi a péri, et on s'associe à la cru<strong>au</strong>té <strong>de</strong>s armes. La piété comman<strong>de</strong> <strong>de</strong>s'attacher <strong>au</strong>x traces, même rares, <strong>de</strong>s civilisations détruites, pour essayer d'enconcevoir l'esprit. L'esprit <strong>de</strong> la civilisation d'oc <strong>au</strong> XII e siècle, tel que nouspouvons l'entrevoir, répond à <strong>de</strong>s aspirations qui n'ont pas disparu et que nousne <strong>de</strong>vons pas laisser disparaître, même si nous ne pouvons pas espérer lessatisfaire.(Le Génie d'Oc, février 1943.)
- Page 3 and 4:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 5:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 8 and 9: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 10 and 11: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 15 and 16: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 17 and 18: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 19 and 20: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 21 and 22: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 23 and 24: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 25 and 26: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 27 and 28: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 29 and 30: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 31 and 32: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 33 and 34: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 35 and 36: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 37 and 38: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 39 and 40: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 41 and 42: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 43 and 44: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 45 and 46: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 47 and 48: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 49 and 50: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 51 and 52: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 53 and 54: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 55 and 56: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 57: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 61 and 62: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 63 and 64: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 65 and 66: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 67 and 68: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 69 and 70: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 71 and 72: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 73 and 74: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 75 and 76: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 77 and 78: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 79 and 80: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 81 and 82: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 83 and 84: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 85 and 86: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 87 and 88: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 89 and 90: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 91 and 92: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 93 and 94: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 95 and 96: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 97 and 98: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 99 and 100: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 101 and 102: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 103 and 104: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 105 and 106: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 107 and 108: Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 109 and 110:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 111 and 112:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 113 and 114:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 115 and 116:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 117 and 118:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 119 and 120:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 121 and 122:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 123 and 124:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 125 and 126:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 127 and 128:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 129 and 130:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 131 and 132:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 133 and 134:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 135 and 136:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 137 and 138:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 139 and 140:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 141 and 142:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 143 and 144:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 145 and 146:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 147 and 148:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 149 and 150:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 151 and 152:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 153 and 154:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 155 and 156:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 157 and 158:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 159 and 160:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 161 and 162:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 163 and 164:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 165 and 166:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 167 and 168:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 169 and 170:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 171 and 172:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 173 and 174:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 175 and 176:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 177 and 178:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 179 and 180:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 181 and 182:
Simone Weil, Écrits historiques et
- Page 183:
Simone Weil, Écrits historiques et