<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 132procuraient ces biens, et se sont détournés <strong>de</strong>s périlleuses tentatives <strong>de</strong>stinéesà briser le système <strong>de</strong> production pour en construire un <strong>au</strong>tre. Mais nul n'a ledroit <strong>de</strong> le leur reprocher. Il est naturel qu'un ouvrier qui ne cherche pas dansla révolution une aventure, et n'y voit pas non plus un simple mythe, nes'engage dans la voie révolutionnaire qu'<strong>au</strong>tant qu'il ne voit pas d'<strong>au</strong>tre issue,et que celle-là lui parait praticable. L'ouvrier le plus conscient est celui qui serend le mieux compte, non pas seulement <strong>de</strong>s vices essentiels du régime, mais<strong>au</strong>ssi <strong>de</strong>s tâches immenses, <strong>de</strong>s responsabilités écrasantes que comporte unerévolution. Pour la génération qui a maintenant atteint la maturité, la guerre, ilest vrai, a suffisamment fait apparaître le caractère essentiellement inhumaindu régime, et surtout dans l'Allemagne affamée et vaincue. Mais le mouvementrévolutionnaire qui l'a suivie s'est brisé <strong>de</strong>ux fois, une fois par l'écrasementsanglant <strong>de</strong>s spartakistes, une <strong>au</strong>tre fois par la défaite sans batailled'octobre 1923. Comment s'étonner qu'ensuite les ouvriers allemands se soient<strong>de</strong> nouve<strong>au</strong> laissé vive dans ce mon<strong>de</strong> capitaliste que la prospérité rendait <strong>de</strong>nouve<strong>au</strong> habitable ? Et si certains d'entre eux se sont laissé étourdir par cetteprospérité qui a donné le vertige à Ford lui-même, il f<strong>au</strong>t se souvenir que toutle mon<strong>de</strong> <strong>au</strong>tour d'eux annonçait, avec cette éloquence que donne la conviction,une pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> progrès continus <strong>de</strong> l'économie capitaliste et, pour lesouvriers, un accroissement continu du bien-être, <strong>de</strong>s possibilités <strong>de</strong> culture et<strong>de</strong>s libertés politiques nouvellement conquises.À présent la crise est là. Plus clairement encore que la guerre, parce qu'elleest un phénomène purement économique, elle montre le caractère inhumaindu régime. <strong>Les</strong> ouvriers, tous plus ou moins brutalement frappés, comprennent,mieux que par <strong>au</strong>cune propagan<strong>de</strong>, qu'ils n'ont pas place dans le systèmeen tant qu'êtres humains, mais sont <strong>de</strong> simples outils, outils qu'on laisse userpar la rouille quand on n'a pas avantage à les user <strong>au</strong> travail. En même tempsle régime perd sa parure <strong>de</strong> démocratie. Et voilà qu'en cette quatrième année<strong>de</strong> crise le prolétariat allemand semble être impuissant et déconcerté par lacatastrophe comme pendant les premières années <strong>de</strong> la guerre. Impuissant,comme alors, à se détacher d'organisations qui l'ont servi en un temps plusheureux, mais ne savent maintenant que le <strong>livre</strong>r à la cru<strong>au</strong>té mécanique dusystème.Cependant la social-démocratie a, sans <strong>au</strong>cun doute, perdu une partie assezconsidérable <strong>de</strong> son influence, <strong>de</strong>puis la crise. Aux élections du 31 juillet, ellea perdu 700 000 voix ; à celles du 6 novembre, <strong>de</strong> nouve<strong>au</strong> 600 000. Maisl'essentiel est qu'à l'intérieur même <strong>de</strong>s organisations réformistes se manifestent<strong>de</strong>s tiraillements, parfois d'une rare violence, entre ceux qui représententles organisations, et sont, comme elles, indissolublement liés <strong>au</strong> régime, et lesouvriers qui composent les organisations, et que le régime repousse en quelquesorte lui-même. Déjà les social-démocrates n'ont pas accepté sans peine<strong>de</strong> voter pour Hin<strong>de</strong>nbourg. La passivité <strong>de</strong> la social-démocratie, le 20 juillet,a indigné toute la base, et même la partie <strong>de</strong> l'appareil syndical qui se trouveen contact avec la base. À partir du 20 juillet, on s'est mis à discuter dans lessections social-démocrates, chose inconnue jusque-là. <strong>Les</strong> vieux soutiennentles chefs ; les jeunes réclament <strong>de</strong> l'action, le front unique avec les communistes,la lutte contre toutes les mesures <strong>de</strong> terreur que la bure<strong>au</strong>cratie essaye<strong>de</strong> faire accepter en agitant l'épouvantail <strong>de</strong> la guerre civile. Mais ils nemodifient point l'attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s organisations. Et celles-ci maintiennent, sinonleurs effectifs, du moins, ce qui est plus important, leurs positions straté-
<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 133giques. <strong>Les</strong> syndicats continuent à régner dans les entreprises ; et, jusqu'ici, ilsréussissent à briser tous les mouvements <strong>de</strong> quelque envergure <strong>au</strong>xquels ilss'opposent. La bure<strong>au</strong>cratie réformiste continue à tenir en main les rouages <strong>de</strong>la production. <strong>Les</strong> ouvriers regimbent, mais elle fait ce qu’elle veut.Que veutelle? Conserver ses bure<strong>au</strong>x. Conserver les organisations, sans se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r àquoi elles servent. Dans cette tâche, les bonzes sont aidés par <strong>de</strong>s militantssincères, qui, à force <strong>de</strong> s'être dévoués pour les organisations, les considèrentcomme <strong>de</strong>s fins en soi. Or, quel danger menace ces organisations, dans lecapitalisme, comme disait ce fonctionnaire syndical, ne peut se passer ? Unseul : la guerre civile. Une insurrection ouvrière commencerait par les balayer,une attaque à main armée <strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>s hitlériennes les briserait. Il s'agit doncd'éviter les formes aiguës <strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong>s classes, <strong>de</strong> conserver la paix à toutprix, c'est-à-dire <strong>au</strong> prix <strong>de</strong> n'importe quelle capitulation. Accepter un régimefasciste ne ferait sans doute pas peur <strong>au</strong>x bonzes ; d'<strong>au</strong>tant moins peur que lesmesures <strong>de</strong> capitalisme d'État que le fascisme comporte apparaîtraient facilementcomme « un morce<strong>au</strong> <strong>de</strong> socialisme » à <strong>de</strong>s gens pour qui le socialismen'est pas <strong>au</strong>tre chose que le capitalisme d'État. En revanche le front uniqueleur fait peur ; ils savent, comme tout le mon<strong>de</strong>, que Kerensky <strong>au</strong>rait mieuxfait <strong>de</strong> s'allier à Kornilov qu'à Lénine. Rien n'égale le ton <strong>de</strong> haine avec lequelils parlent du parti communiste. Au reste ils répètent leurs belles parolesd'<strong>au</strong>trefois, mais sans conviction ; par moments leurs contradictions prouventqu'ils mentent, et n'ont pas d'illusions. « On ne peut aller <strong>au</strong> socialisme qu'enpassant par la démocratie », disent-ils. Mais, en août, ils ont affirmé que,seuls, les moments <strong>de</strong> crise aiguë sont favorables à la proposition <strong>de</strong> mesuressocialistes. Comme ces moments sont toujours ceux ou la démocratie estsuspendue, et où la social-démocratie n'a nulle part <strong>au</strong> pouvoir, c'est là unaveu d'impuissance. Ils disent <strong>au</strong>ssi : « la question n'est pas : Allemagne fascisteou Allemagne soviétique, mais Allemagne fasciste ou république <strong>de</strong>Weimar ». Ce n'est pas par ces formules creuses que les bonzes peuvententraîner les ouvriers. Mais comment les entraînent-ils ?Quand les ouvriers allemands, sur qui l'on comptait pour assurer la paix dumon<strong>de</strong>, se sont trouvés <strong>de</strong>vant la guerre, leur désarroi a eu pour c<strong>au</strong>se, nonseulement les mensonges nationalistes, mais <strong>au</strong>ssi le fait qu'ils n'avaientqu'une organisation, et que cette organisation les envoyait à la guerre. <strong>Les</strong>ouvriers allemands ont une peine infinie à se résoudre à une action non organisée.Aussi, s'ils étaient dans la même situation à présent, comprendrait-onqu'ils se laissent mener par la bure<strong>au</strong>cratie réformiste. Car la tactiqueréformiste est la seule raisonnable à l'intérieur du régime, et, par suite, pourquiconque ne veut pas ou n'ose pas briser le régime. Cette tactique, c'est, pardéfinition, la tactique du moindre mal. Le régime est m<strong>au</strong>vais ; si on ne lebrise pas, il f<strong>au</strong>t s'arranger pour y être le moins mal possible. Quand labourgeoisie est forcée par la crise <strong>de</strong> resserrer son étreinte, la tactique dumoindre mal est nécessairement une tactique <strong>de</strong> capitulation. <strong>Les</strong> vieux, qui,en pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> crise, continuent à penser comme ils pensaient avant la crise, s'yplient tout naturellement. <strong>Les</strong> jeunes crient qu'ils veulent lutter ; mais commeils n'osent pas engager la lutte pour briser tout le système <strong>de</strong> production, etque chacun sent bien, tout en se gardant <strong>de</strong> le dire, qu'il n'y a pas d'<strong>au</strong>treobjectif <strong>de</strong> lutte, ils acceptent finalement, eux <strong>au</strong>ssi, <strong>de</strong> capituler. Encore unefois, tout cela se comprendrait fort bien dans un prolétariat désarmé, dont lesorganisations seraient <strong>au</strong>x mains <strong>de</strong> ses ennemis.
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