<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 54valeur. L'<strong>au</strong>thenticité du témoignage, que confirme la comparaison avec d'<strong>au</strong>tresrécits contemporains, est garantie par l'abondance et la minutie <strong>de</strong>sdétails, mais surtout par l'accent, par ce mélange <strong>de</strong> passion et d'impartialitéqui fait le ton propre <strong>au</strong>x gran<strong>de</strong>s œuvres.La civilisation qui constitue le sujet du poème n'a pas laissé d'<strong>au</strong>tres tracesque ce poème même, quelques chants <strong>de</strong> troubadours, <strong>de</strong> rares textes concernantles cathares, et quelques merveilleuses églises. Le reste a disparu ; nouspouvons seulement tenter <strong>de</strong> <strong>de</strong>viner ce que fut cette civilisation que les armesont tuées, dont les armes ont détruit les œuvres. Avec si peu <strong>de</strong> données, on nepeut espérer qu'en retrouver l'esprit ; c'est pourquoi, si le poème en donne untable<strong>au</strong> embelli, il n'en est pas par là un moins bon gui<strong>de</strong> ; car c'est l'espritmême d'une civilisation qui s'exprime dans les table<strong>au</strong>x qu'en donnent sespoètes. Ainsi le vers <strong>de</strong> Virgile : « Toi, Romain, occupe-toi <strong>de</strong> dominer souverainementles peuples » permettrait à lui seul <strong>de</strong> concevoir l'esprit <strong>de</strong> lacivilisation romaine <strong>au</strong>ssi bien qu'une vaste documentation. Il suffit qu'enlisant le poème <strong>de</strong> Toulouse, et en évoquant ce que l'on sait d'<strong>au</strong>tre part concernantce temps et ce pays, on fasse un effort d'imagination ; on verraapparaître la ressemblance <strong>de</strong> ce qui fut.Ce qui frappe tout d'abord dans ce récit d'une guerre religieuse, c'est qu'iln'y est pour ainsi dire pas question <strong>de</strong> religion. Sans doute Simon <strong>de</strong> Montfortet ses évêques y parlent trois ou quatre fois <strong>de</strong>s hérétiques ; <strong>de</strong>s évêques, enprésence du pape, accusent les comtes <strong>de</strong> Toulouse et <strong>de</strong> Foix <strong>de</strong> les favoriser,et le comte <strong>de</strong> Foix s'en défend ; les partisans <strong>de</strong> Toulouse et le poète luimême,à chaque victoire, se félicitent d'être soutenus par Dieu, le Christ, leFils <strong>de</strong> la Vierge, la Trinité. Mais on chercherait vainement quelque <strong>au</strong>treallusion à <strong>de</strong>s controverses religieuses ; on ne peut guère expliquer ce silence,dans un poème <strong>au</strong>ssi vivant, où palpite toute une ville, qu'en admettant qu'iln'y avait à peu près pas <strong>de</strong> dissensions religieuses dans la cité et parmi sesdéfenseurs. <strong>Les</strong> désastres qui s'abattirent sur ce pays <strong>au</strong>raient pu porter lapopulation soit à s'en prendre <strong>au</strong>x cathares comme c<strong>au</strong>se <strong>de</strong> son malheur et àles persécuter, soit à adopter leur doctrine par haine <strong>de</strong> l'envahisseur et àregar<strong>de</strong>r les catholiques comme <strong>de</strong>s traîtres. Apparemment ni l'une ni l'<strong>au</strong>treréaction ne se produisit. Cela est extraordinaire.Soit que l'on veuille louer, blâmer ou excuser les hommes du moyen âge,on croit volontiers <strong>au</strong>jourd'hui que l'intolérance était une fatalité <strong>de</strong> leurépoque ; comme s'il y avait <strong>de</strong>s fatalités pour les temps et les lieux. Chaquecivilisation, comme chaque homme, a la totalité <strong>de</strong>s notions morales à sadisposition, et choisit. Si le père <strong>de</strong> saint Louis, comme le raconte le poème,crut servir Dieu en <strong>au</strong>torisant froi<strong>de</strong>ment le massacre d'une ville entière aprèsqu'elle se fut rendue, c'est qu'il avait choisi ainsi ; son petit-fils <strong>de</strong>vait plus tardchoisir <strong>de</strong> même, et saint Louis lui-même <strong>au</strong>ssi, lui qui regardait le fer commeun bon moyen, pour <strong>de</strong>s laïques, <strong>de</strong> régler les controverses religieuses. Ils<strong>au</strong>raient pu choisir <strong>au</strong>trement, et la preuve en est que les villes du Midi, <strong>au</strong>XII e siècle, choisirent <strong>au</strong>trement. Si l'intolérance l'emporta, c'est seulementparce que les épées <strong>de</strong> ceux qui avaient choisi l'intolérance furent victorieuses.Ce fut une décision purement militaire. Contrairement à un préjugé trèsrépandu, une décision purement militaire peut influer sur le cours <strong>de</strong>s penséespendant <strong>de</strong> longs siècles, sur <strong>de</strong> vastes espaces ; car l'empire <strong>de</strong> la force estgrand.
<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 55L'Europe n'a plus jamais retrouvé <strong>au</strong> même <strong>de</strong>gré la liberté spirituelleperdue par l'effet <strong>de</strong> cette guerre. Car <strong>au</strong> XVIII e et <strong>au</strong> XIX e siècle on éliminaseulement <strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong>s idées les formes les plus grossières <strong>de</strong> la force ; latolérance alors en faveur contribua même à la constitution <strong>de</strong> partis cristalliséset substitua <strong>au</strong>x contraintes matérielles les barrières spirituelles. Mais lepoème <strong>de</strong> Toulouse nous montre, par le silence même qu'il observe à ce sujet,combien le pays d'oc, <strong>au</strong> XII e siècle, était éloigné <strong>de</strong> toute lutte d'idées. <strong>Les</strong>idées ne s'y heurtaient pas, elles y circulaient dans un milieu en quelque sortecontinu. Telle est l'atmosphère qui convient à l'intelligence ; les idées ne sontpas faites pour lutter. La violence même du malheur ne put susciter une lutted'idées dans ce pays ; catholiques et cathares, loin <strong>de</strong> constituer <strong>de</strong>s groupesdistincts, étaient si bien mélangés que le choc d'une terreur inouïe ne put lesdissocier. Mais les armes étrangères imposèrent la contrainte, et la conception<strong>de</strong> la liberté spirituelle qui périt alors ne ressuscita plus.S'il y a un lieu du globe terrestre où un tel <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> liberté puisse êtreprécieux et fécond, c'est le pourtour <strong>de</strong> la Méditerranée. À qui regar<strong>de</strong> la carte,la Méditerranée semble <strong>de</strong>stinée à constituer un creuset pour la fusion <strong>de</strong>straditions venues <strong>de</strong>s pays nordiques et <strong>de</strong> l'Orient ; ce rôle, elle l'a joué peutêtreavant les temps historiques, mais elle ne l'a joué pleinement qu'une foisdans l'histoire, et il en résulta une civilisation dont l'éclat constitue encore<strong>au</strong>jourd'hui, ou peu s'en f<strong>au</strong>t, notre seule clarté, à savoir la civilisation grecque.Ce miracle dura quelques siècles et ne se reproduisit plus. Il y a vingt<strong>de</strong>uxsiècles les armes romaines tuèrent la Grèce, et leur domination frappa <strong>de</strong>stérilité le bassin méditerranéen ; la vie spirituelle se réfugia en Syrie, enJudée, puis en Perse. Après la chute <strong>de</strong> l'Empire romain, les invasions du Nor<strong>de</strong>t <strong>de</strong> l'Orient, tout en apportant une vie nouvelle, empêchèrent quelque tempsla <strong>format</strong>ion d'une civilisation. Ensuite le souci dominant <strong>de</strong> l'orthodoxiereligieuse mit obstacle <strong>au</strong>x relations spirituelles entre l'Occi<strong>de</strong>nt et l'Orient.Quand ce souci disparut, la Méditerranée <strong>de</strong>vint simplement la route par oùles armes et les machines <strong>de</strong> l'Europe allèrent détruire les civilisations et lestraditions <strong>de</strong> l'Orient. L'avenir <strong>de</strong> la Méditerranée repose sur les genoux <strong>de</strong>sdieux. Mais une fois <strong>au</strong> cours <strong>de</strong> ces vingt-<strong>de</strong>ux siècles une civilisationméditerranéenne a surgi qui peut-être <strong>au</strong>rait avec le temps constitué un secondmiracle, qui peut-être <strong>au</strong>rait atteint un <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> liberté spirituelle et <strong>de</strong>fécondité <strong>au</strong>ssi élevé que la Grèce antique, si on ne l'avait pas tuée.Après le X e siècle, la sécurité et la stabilité étaient <strong>de</strong>venues suffisantespour le développement d'une civilisation ; l'extraordinaire brassage accompli<strong>de</strong>puis la chute <strong>de</strong> l'Empire romain pouvait dès lors porter ses fruits. Il ne lepouvait nulle part <strong>au</strong> même <strong>de</strong>gré que dans ce pays d'oc où le génie méditerranéensemble s'être alors concentré. <strong>Les</strong> facteurs d'intolérance constitués enItalie par la présence du pape, en Espagne par la guerre ininterrompue contreles M<strong>au</strong>res, n'y avaient pas d'équivalent ; les richesses spirituelles y affluaient<strong>de</strong> toutes parts sans obstacle. La marque nordique est assez visible dans unesociété avant tout chevaleresque ; l'influence arabe pénétrait facilement dans<strong>de</strong>s pays étroitement liés à l'Aragon ; un prodige incompréhensible fit que legénie <strong>de</strong> la Perse prit racine dans cette terre et y fleurit, <strong>au</strong> temps même où ilsemble avoir pénétré jusqu'en Chine. Ce n'est pas tout peut-être ; ne voit-onpas à Saint-Sernin, à Toulouse, <strong>de</strong>s têtes sculptées qui évoquent l'Égypte ? <strong>Les</strong>attaches <strong>de</strong> cette civilisation étaient <strong>au</strong>ssi lointaines dans le temps que dans
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