<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 180affichait <strong>au</strong>x portes <strong>de</strong>s églises que l'entrée est interdite à quiconque jouit d'unrevenu supérieur à telle ou telle somme, peu élevée, je me convertirais <strong>au</strong>ssitôt.Depuis l'enfance, mes sympathies se sont tournées vers les groupementsqui se réclamaient <strong>de</strong>s couches méprisées <strong>de</strong> la hiérarchie sociale, jusqu'à ceque j'aie pris conscience que ces groupements sont <strong>de</strong> nature à découragertoutes les sympathies. Le <strong>de</strong>rnier qui m'ait inspiré quelque confiance, c'était laC.N.T. espagnole. J'avais un peu voyagé en Espagne - assez peu - avant laguerre civile, mais assez pour ressentir l'amour qu'il est difficile <strong>de</strong> ne paséprouver envers ce peuple ; j'avais vu dans le mouvement anarchiste l'expressionnaturelle <strong>de</strong> ses gran<strong>de</strong>urs et <strong>de</strong> ses tares, <strong>de</strong> ses aspirations les plus et lesmoins légitimes. La C.N.T., la F.A.I. étaient un mélange étonnant, où onadmettait n'importe qui, et où, par suite, se coudoyaient l'immoralité, lecynisme, le fanatisme, la cru<strong>au</strong>té, mais <strong>au</strong>ssi l'amour, l'esprit <strong>de</strong> fraternité, etsurtout la revendication <strong>de</strong> l'honneur si belle chez <strong>de</strong>s hommes humiliés ; ilme semblait que ceux qui venaient là animés par un idéal l'emportaient surceux que poussait le goût <strong>de</strong> la violence et du désordre. En juillet 1936, j'étaisà Paris. Je n'aime pas la guerre ; mais ce qui m'a toujours fait le plus horreurdans la guerre, c'est la situation <strong>de</strong> ceux qui se trouvent à l'arrière. Quand j'aicompris que, malgré mes efforts, je ne pouvais m'empêcher <strong>de</strong> participermoralement à cette guerre, c'est-à-dire <strong>de</strong> souhaiter tous les jours, toutes lesheures, la victoire <strong>de</strong>s uns, la défaite <strong>de</strong>s <strong>au</strong>tres, je me suis dit que Paris étaitpour moi l'arrière, et j'ai pris le train pour Barcelone dans l'intention <strong>de</strong>m'engager. C'était <strong>au</strong> début d'août 1936.Un acci<strong>de</strong>nt m'a fait abréger par force mon séjour en Espagne. J'ai étéquelques jours à Barcelone ; puis en pleine campagne aragonaise, <strong>au</strong> bord <strong>de</strong>l'Èbre, à une quinzaine <strong>de</strong> kilomètres <strong>de</strong> Saragosse, à l'endroit même oùrécemment les troupes <strong>de</strong> Yaguë ont passé l'Èbre ; puis dans le palace <strong>de</strong>Sitgès transformé en hôpital ; puis <strong>de</strong> nouve<strong>au</strong> à Barcelone ; en tout à peu près<strong>de</strong>ux mois. J'ai quitté l'Espagne malgré moi et avec l'intention d'y retourner ;par la suite, c'est volontairement que je n'en ai rien fait. Je ne sentais plus<strong>au</strong>cune nécessité intérieure <strong>de</strong> participer à une guerre qui n'était plus, commeelle m'avait paru être <strong>au</strong> début, une guerre <strong>de</strong> paysans affamés contre lespropriétaires terriens et un clergé complice <strong>de</strong>s propriétaires, mais une guerreentre la Russie, l'Allemagne et l'Italie.J'ai reconnu cette o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> guerre civile, <strong>de</strong> sang et <strong>de</strong> terreur que dégagevotre <strong>livre</strong> ; je l'avais respirée. Je n'ai rien vu ni entendu, je dois le dire, quiatteigne tout à fait l'ignominie <strong>de</strong> certaines <strong>de</strong>s histoires que vous racontez, cesmeurtres <strong>de</strong> vieux paysans, ces ballilas faisant courir <strong>de</strong>s vieillards à coups <strong>de</strong>matraques. Ce que j'ai entendu suffisait pourtant. J'ai failli assister à l'exécutiond'un prêtre ; pendant les minutes d'attente, je me <strong>de</strong>mandais si j'allaisregar<strong>de</strong>r simplement, ou me faire fusiller moi-même en essayant d'intervenir ;je ne sais pas encore ce que j'<strong>au</strong>rais fait si un hasard heureux n'avait empêchél'exécution.Combien d'histoires se pressent sous ma plume... Mais ce serait trop long ;et à quoi bon ? Une seule suffira. J'étais à Sitgès quand sont revenus, vaincus,les miliciens <strong>de</strong> l'expédition <strong>de</strong> Majorque. Ils avaient été décimés. Surquarante jeunes garçons partis <strong>de</strong> Sitgès, neuf étaient morts. On ne le sut qu'<strong>au</strong>retour <strong>de</strong>s trente et un <strong>au</strong>tres. La nuit même qui suivit, on fit neuf expéditionspunitives, on tua neuf fascistes ou soi-disant tels, dans cette petite ville où, en
<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 181juillet, il ne s'était rien passé. Parmi ces neuf, un boulanger d'une trentained'années, dont le crime était, m'a-t-on dit, d'avoir appartenu à la milice <strong>de</strong>s« somaten » ; son vieux père, dont il était le seul enfant et le seul soutien,<strong>de</strong>vint fou. Une <strong>au</strong>tre encore : en Aragon, un petit groupe international <strong>de</strong>vingt-<strong>de</strong>ux miliciens <strong>de</strong> tous pays prit, après un léger engagement, un jeunegarçon <strong>de</strong> quinze ans, qui combattait comme phalangiste. Aussitôt pris, touttremblant d'avoir vu tuer ses camara<strong>de</strong>s à ses côtés, il dit qu'on l'avait enrôlé<strong>de</strong> force. On le fouilla, on trouva sur lui une médaille <strong>de</strong> la Vierge et une carte<strong>de</strong> phalangiste ; on l'envoya à Durruti, chef <strong>de</strong> la colonne, qui, après lui avoirexposé pendant une heure les be<strong>au</strong>tés <strong>de</strong> l'idéal anarchiste, lui donna le choixentre mourir et s'enrôler immédiatement dans les rangs <strong>de</strong> ceux qui l'avaientfait prisonnier, contre ses camara<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la veille. Durruti donna à l'enfantvingt-quatre heures <strong>de</strong> réflexion ; <strong>au</strong> bout <strong>de</strong> vingt-quatre heures, l'enfant ditnon et fut fusillé. Durruti était pourtant à certains égards un homme admirable.La mort <strong>de</strong> ce petit héros n'a jamais cessé <strong>de</strong> me peser sur la conscience, bienque je ne l'aie apprise qu'après coup. Ceci encore : dans un village que rougeset blancs avaient pris, perdu, repris, reperdu je ne sais combien <strong>de</strong> fois, lesmiliciens rouges, l'ayant repris définitivement, trouvèrent dans les caves unepoignée d'êtres hagards, terrifiés et affamés, parmi lesquels trois ou quatrejeunes hommes. Ils raisonnèrent ainsi : si ces jeunes hommes, <strong>au</strong> lieu d'alleravec nous la <strong>de</strong>rnière fois que nous nous sommes retirés, sont restés et ontattendu les fascistes, c'est qu'ils sont fascistes. Ils les fusillèrent donc immédiatement,puis donnèrent à manger <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres et se crurent très humains. Une<strong>de</strong>rnière histoire, celle-ci <strong>de</strong> l'arrière : <strong>de</strong>ux anarchistes me racontèrent unefois comment, avec <strong>de</strong>s camara<strong>de</strong>s, ils avaient pris <strong>de</strong>ux prêtres ; on tua l'unsur place, en présence <strong>de</strong> l'<strong>au</strong>tre, d'un coup <strong>de</strong> revolver, puis on dit à l'<strong>au</strong>trequ'il pouvait s'en aller. Quand il fut à vingt pas, on l'abattit. Celui qui meracontait l'histoire était très étonné <strong>de</strong> ne pas me voir rire.À Barcelone, on tuait en moyenne, sous forme d'expéditions punitives, unecinquantaine d'hommes par nuit. C'était proportionnellement be<strong>au</strong>coup moinsqu'à Majorque, puisque Barcelone est une ville <strong>de</strong> près d'un million d'habitants; d'ailleurs il s'y était déroulé pendant trois jours une bataille <strong>de</strong> ruesmeurtrière. Mais les chiffres ne sont peut-être pas l'essentiel en pareillematière. L'essentiel, c'est l'attitu<strong>de</strong> à l'égard du meurtre. Je n'ai jamais vu, niparmi les Espagnols, ni même parmi les Français venus soit pour se battre,soit pour se promener - ces <strong>de</strong>rniers le plus souvent <strong>de</strong>s intellectuels ternes etinoffensifs - je n'ai jamais vu personne exprimer même dans l'intimité <strong>de</strong> larépulsion, du dégoût ou seulement <strong>de</strong> la désapprobation à l'égard du sanginutilement versé. Vous parlez <strong>de</strong> la peur. Oui, la peur a eu une part dans cestueries ; mais là où j'étais, je ne lui ai pas vu la part que vous lui attribuez. Deshommes apparemment courageux - il en est un <strong>au</strong> moins dont j'ai <strong>de</strong> mes yeuxconstaté le courage - <strong>au</strong> milieu d'un repas plein <strong>de</strong> camara<strong>de</strong>rie, racontaientavec un bon sourire fraternel combien ils avaient tué <strong>de</strong> prêtres ou <strong>de</strong> « fascistes» - terme très large. J'ai eu le sentiment, pour moi, que lorsque les <strong>au</strong>toritéstemporelles et spirituelles ont mis une catégorie d'êtres humains en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>ceux dont la vie a un prix, il n'est rien <strong>de</strong> plus naturel à l'homme que <strong>de</strong> tuer.Quand on sait qu'il est possible <strong>de</strong> tuer sans risquer ni châtiment ni blâme, ontue ; ou du moins on entoure <strong>de</strong> sourires encourageants ceux qui tuent. Si parhasard on éprouve d'abord un peu <strong>de</strong> dégoût, on le tait et bientôt on l'étouffe<strong>de</strong> peur <strong>de</strong> paraître manquer <strong>de</strong> virilité. Il y a là un entraînement, une ivresse àlaquelle il est impossible <strong>de</strong> résister sans une force d'âme qu'il me f<strong>au</strong>t bien
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