<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 82plutôt une <strong>de</strong>scription froi<strong>de</strong> <strong>de</strong> la mécanique du gouvernement <strong>de</strong>spotique.Quoi qu'il en soit, pour en revenir <strong>au</strong> manque <strong>de</strong> parole, on pourrait sans douteétablir d'une manière bien plus précise les conditions nécessaires pour que ceprocédé soit utile à l'établissement d'une domination soli<strong>de</strong>. J'en vois trois, àpremière vue, que voici. Ou bien le manque <strong>de</strong> parole doit être assezexceptionnel, entouré <strong>de</strong> circonstances assez obscures et dirigé contre <strong>de</strong>sadversaires assez faibles pour que la réputation <strong>de</strong> fidélité à la parole donnéereste intacte <strong>au</strong>près <strong>de</strong> ceux qui ne regar<strong>de</strong>nt pas les choses <strong>de</strong> près, lesquelsforment la plus gran<strong>de</strong> masse <strong>de</strong>s hommes. Ou bien le manque <strong>de</strong> parole doitavoir pour effet le massacre à peu près complet <strong>de</strong> ceux qui en sont lesvictimes, <strong>de</strong> manière qu'ils ne puissent se plaindre. Ou bien celui qui manque<strong>de</strong> parole doit être assez puissant pour que personne ou presque n'ose le luireprocher, ni même s'en apercevoir. À quoi il f<strong>au</strong>t ajouter, bien entendu,comme quatrième cas, la condition que vous posez, c'est-à-dire la nécessitéissue d'un changement essentiel <strong>de</strong>s circonstances. L'exemple dont vous êtesparti ne rentre dans <strong>au</strong>cun <strong>de</strong> ces cas ; <strong>au</strong>ssi est-ce à mon avis une f<strong>au</strong>te etmême une erreur grave (à moins cependant que la 3 e condition ne soit bienprés d'être réalisée, ce qui est possible). Mais les trois premières conditionssont tout à fait susceptibles <strong>de</strong> s'appliquer à ce que vous nommez brigandage.Et quand vous alléguez César, Auguste, Richelieu, comme exemples d'hommesqui ont construit quelque chose <strong>de</strong> soli<strong>de</strong> parce qu'ils n'ont pas commis <strong>de</strong>manquements <strong>de</strong> foi vulgaires, vous m'étonnez be<strong>au</strong>coup. César a remporté savictoire essentielle, celle qui a arrêté presque définitivement le flot d'émigrationgermaine en G<strong>au</strong>le, et en même temps frappé tous les G<strong>au</strong>lois d'uneterreur paralysante, par la plus basse <strong>de</strong>s trahisons. <strong>Les</strong> Germains lui ayantenvoyé <strong>de</strong>s délégués pour connaître ses exigences, et ceux-ci ayant <strong>de</strong>mandétrois jours <strong>de</strong> trêve pour les faire accepter par le peuple, César les leur accorda,bien qu'il fût persuadé (du moins il l'affirme) qu'ils avaient besoin <strong>de</strong> cestrois jours seulement pour être plus prêts à <strong>livre</strong>r bataille. Au moment mêmeoù les délégués revenaient - donc avant qu'ils n'aient pu annoncer cette trêve àleur armée - une poignée <strong>de</strong> cavaliers germains, attaquant inopinément, mit endéroute toute la cavalerie <strong>de</strong>s Romains. César avait ordonné <strong>au</strong>x déléguésgermains (avant cette escarmouche) <strong>de</strong> faire venir le len<strong>de</strong>main à son camptous les chefs et les personnages les plus considérables pour parlementer.Quand ils arrivèrent <strong>au</strong> moment prescrit, il les fit enchaîner sous prétexte quela trêve avait été rompue par l'engagement <strong>de</strong> cavalerie, puis se jeta avec soninfanterie sur les Germains sans défiance, en confiant à la cavalerie, démoraliséepar sa déroute <strong>de</strong> la veille, le soin d'égorger les femmes et les enfants. Ilspérirent tous sans combat, ou sous le glaive, ou dans le Rhin, <strong>au</strong> nombre <strong>de</strong>430 000. Après quoi César eut la bonté d'accor<strong>de</strong>r la liberté <strong>au</strong>x chefs qu'ilavait enchaînés ; mais ils furent réduits à le supplier <strong>de</strong> les gar<strong>de</strong>r dans soncamp, craignant <strong>de</strong> périr dans les tortures entre les mains <strong>de</strong>s G<strong>au</strong>lois. LeSénat accorda à César, pour cette victoire, <strong>de</strong>s honneurs extraordinaires ; maisCaton proposa <strong>de</strong> le <strong>livre</strong>r, selon la vieille tradition romaine, nu et enchaîné<strong>au</strong>x Germains. Il fut seul <strong>de</strong> cet avis. Comme ces Germains avaient la réputationd'être invincibles, cette victoire si facilement obtenue et sans un mort ducôté romain a donné <strong>au</strong>x armes romaines un prestige qui explique seul lasoumission si rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong>s G<strong>au</strong>les, et plus durable encore que rapi<strong>de</strong>.Au reste, à partir <strong>de</strong>s guerres puniques, à partir exactement <strong>de</strong> la victoiresur Hannibal, l'histoire <strong>de</strong> Rome est pleine d'actes <strong>de</strong> brigandage. Un procédéfort efficace était celui qui consistait à gagner une alliance par <strong>de</strong>s promesses
<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 83afin d'écraser un ennemi ; l'ennemi une fois écrasé, l'allié était méthodiquementhumilié, ce qui en faisait un ennemi, car les injures ne sont jamais plusdifficiles à accepter que quand on croit avoir <strong>de</strong>s droits à la reconnaissance ; ilétait alors écrasé à son tour, l'ennemi précé<strong>de</strong>mment vaincu se trouvantneutralisé par d'<strong>au</strong>tres promesses fallacieuses ; après quoi on l'écrasait unesecon<strong>de</strong> fois s'il n'était pas content. De tels procédés ruineraient un Étatmanœuvrant parmi d'<strong>au</strong>tres États ég<strong>au</strong>x ; mais à partir d'un certain <strong>de</strong>gré <strong>de</strong>puissance et surtout <strong>de</strong> réputation, la coutume d'observer la parole donnée<strong>de</strong>vient à peu près inutile, parce que la crainte et l'espérance sont assez violentespour produire d'elles-mêmes et sans le secours du jugement, dans l'âme <strong>de</strong>shommes, la croyance <strong>au</strong>x promesses et <strong>au</strong>x menaces. Afin <strong>de</strong> mettre la mêmebassesse <strong>de</strong> procédés dans les petites choses que dans les gran<strong>de</strong>s, le généralromain vainqueur se levait pour recevoir le chef ou le roi captif, ne souffraitpas qu'il lui embrassât les genoux, le faisait asseoir, lui ordonnait d'avoir boncourage, lui vantait la clémence du peuple romain, l'admettait à sa table ; toutcela pour l'empêcher <strong>de</strong> se tuer et l'amener vivant jusqu'<strong>au</strong> triomphe ; aprèsquoi on le laissait périr misérablement <strong>de</strong> faim, <strong>de</strong> froid ou <strong>de</strong> manque <strong>de</strong>sommeil. La <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> Carthage, cette ville splendi<strong>de</strong>, siège d'une civilisationsans doute égale à celle <strong>de</strong>s Romains (mais <strong>au</strong>ssi, semble-t-il, nonmoins cruelle) est un <strong>de</strong>s événements les plus atroces <strong>de</strong> l'histoire, et si cela nemérite par le nom <strong>de</strong> brigandage, je ne sais pas ce qui peut le mériter. Elle afrappé une génération <strong>de</strong> Carthaginois qui n'avait jamais rien fait contreRome, leurs pères avant été écrasés par le premier Scipion ; ils étaient réduitsà venir implorer <strong>de</strong>vant le Sénat, pleurant et prosternés à terre, la permission<strong>de</strong> se défendre contre les incursions continuelles <strong>de</strong>s Numi<strong>de</strong>s. Rome choisitle moment où ils avaient été vaincus à plate couture par les Numi<strong>de</strong>s pour leurordonner d'abord d'envoyer trois cents enfants nobles comme otages, ce qu'ilsfirent immédiatement ; puis <strong>de</strong> <strong>livre</strong>r toutes leurs armes, sans <strong>au</strong>cune exception,tous les vaisse<strong>au</strong>x <strong>de</strong> guerre, tout ce qui avait trait à la navigation,promettant en échange le salut et la liberté <strong>de</strong> la cité. Cela une fois exécuté, lesconsuls, présents <strong>de</strong>vant Carthage avec une flotte et une armée, annoncèrent<strong>au</strong>x délégués <strong>de</strong>s Carthaginois qu'ils <strong>de</strong>vaient quitter leur ville, et s'établir àdix kilomètres <strong>de</strong> la mer, et que Carthage serait entièrement rasée. <strong>Les</strong> déléguésse jetèrent à terre, se frappèrent la tête contre le sol, supplièrent qu'ontuât plutôt tous les habitants sans exception et qu'on laissât subsister la ville(je comprends ce sentiment), tout cela en vain ; et enfin, épuisés <strong>de</strong> cris, <strong>de</strong>pleurs et <strong>de</strong> supplications, se soumirent. Mais ils ne purent persua<strong>de</strong>r lepeuple, qui, mû par le désespoir, soutint encore un siège <strong>de</strong> trois ans ; aprèsquoi la nation et la cité disparurent <strong>de</strong> la surface <strong>de</strong> la terre, ce qui provoqu<strong>au</strong>ne joie délirante à Rome ; bien à tort, car peu <strong>de</strong> temps <strong>de</strong>vait s'écoulerjusqu'<strong>au</strong> moment où <strong>de</strong>s esclaves, sous la protection <strong>de</strong> Marius, purent sepermettre d'entrer dans les maisons <strong>de</strong>s citoyens romains, d'y violer femmes etenfants, d'y massacrer à volonté, sans que nul osât résister. Quant à Auguste,l'adulation incroyablement basse qui était <strong>de</strong> règle sous son règne ne permetguère <strong>de</strong> se rendre compte <strong>de</strong> sa politique, et d'ailleurs, comme il pouvait toutsans exception, il n'avait pas lieu <strong>de</strong> contracter <strong>de</strong>s engagements avec ou sansfidélité ; mais pour le temps où il ne se nommait encore qu'Octave, c'est <strong>au</strong>trechose ; s'il était mort avant la défaite d'Antoine, ou immédiatement après, jene vois rien dans le misérable tissu <strong>de</strong> fourberies, <strong>de</strong> cru<strong>au</strong>tés et <strong>de</strong> déb<strong>au</strong>cheseffrénées qui forme la première partie <strong>de</strong> sa carrière politique qui pût l'élever<strong>au</strong>-<strong>de</strong>ssus du nive<strong>au</strong> d'un César Borgia. Il n'a rien fait que <strong>de</strong> facile, et ens'emparant <strong>de</strong> l'Empire, et en le gouvernant ; la seule difficulté qu'il eût à
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