<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 34héros du doux Virgile est représenté plus d'une fois tuant un ennemi désarméqui implore la vie, et sans prononcer les paroles qui ren<strong>de</strong>nt même une scène<strong>de</strong> ce genre admirable dans l'Ilia<strong>de</strong>. Quand ils ne s'attachaient pas à glorifier laforce, les poètes latins, Lucrèce et Juvénat toujours exceptés, s'occupaientsurtout à chanter le plaisir et l'amour, parfois d'une manière délicieuse ; maisla bassesse surprenante <strong>de</strong> la conception <strong>de</strong> l'amour chez les élégiaques n'estpas sans rapports étroits, selon toute vraisemblance, avec l'adoration <strong>de</strong> laforce, et contribue à l'impression générale <strong>de</strong> brutalité. D’une manière généralele mot <strong>de</strong> pureté, qu'on a si souvent le droit d'employer pour louer laGrèce dans tous les domaines <strong>de</strong> la création spirituelle, ne convient presquejamais quand il s'agit <strong>de</strong> Rome.<strong>Les</strong> jeux <strong>de</strong> gladiateurs étaient une institution spécifiquement romaine,apparue quelque temps après la victoire sur Hannibal, et qui avait pour objet<strong>de</strong> provoquer la férocité ; elle y parvenait fort bien. L'horreur et la bassessed'une telle institution, qui nous sont voilées par l'habitu<strong>de</strong> d'en lire <strong>de</strong>s<strong>de</strong>scriptions dès l'enfance, ne peuvent se comparer à rien d'<strong>au</strong>tre ; car le sanghumain coulait non pas pour gagner la faveur <strong>de</strong>s dieux, ni pour punir, ni pourterrifier par l'exemple d'un châtiment, mais uniquement pour procurer duplaisir. Sous l'Empire ce plaisir <strong>de</strong>vint l'objet <strong>de</strong> passions <strong>au</strong>ssi obsédantes,<strong>au</strong>ssi irrésistibles, que la passion du jeu ou <strong>de</strong>s stupéfiants ; saint Augustin endonne un exemple poignant. <strong>Les</strong> Romains et Romaines riches, rentrant chezeux encore ivres d'un tel plaisir, y trouvaient une foule d'esclaves absolumentsoumis à leurs caprices ; il serait étonnant dans ces conditions que l'esclavageà Rome n'eût pas été d'une extrême cru<strong>au</strong>té, ainsi que certains ont voulu lesoutenir. Pour le croire, il f<strong>au</strong>t n'avoir pas lu les textes, ou les avoir lus avecune aveugle indifférence. <strong>Les</strong> plus significatifs peut-être se placent <strong>au</strong>xenvirons <strong>de</strong> la victoire décisive sur Carthage ; ce sont les comédies <strong>de</strong> Pl<strong>au</strong>te.L'œuvre <strong>de</strong> Pl<strong>au</strong>te, l'une <strong>de</strong>s plus sombres <strong>de</strong> la littérature universelle, bienqu'elle n'en ait pas la réputation, ne montre que trop bien combien les cru<strong>au</strong>téset les mépris soufferts par les esclaves, les menaces illimitées perpétuellementsuspendues sur eux, abaissaient à la fois l'âme <strong>de</strong>s esclaves et celle <strong>de</strong>s maîtres.Il savait <strong>de</strong> quoi il parlait, car il fut, dit-on, réduit par la misère presque<strong>au</strong> nive<strong>au</strong> d'un esclave. Son témoignage est dans l'ensemble confirmé par celui<strong>de</strong> Térence, <strong>au</strong>tant qu'il est possible dans <strong>de</strong>s comédies si gracieuses, ailées etpoétiques, où le mal et la douleur tiennent peu <strong>de</strong> place.L'histoire <strong>de</strong>s proscriptions, notamment dans Appien, est instructive pourconnaître les sentiments <strong>de</strong>s esclaves envers leurs maîtres. Sénèque, Martial,Juvénal montrent par toutes sortes <strong>de</strong> traits affreux et poignants que les chosesn'allaient pas mieux sous l'Empire. Sans doute Sénèque, qui d'ailleurs étaitespagnol, semble-t-il avoir été équitable et généreux envers ses esclaves, maisil ressort <strong>de</strong> la manière dont il en parle qu'il avait peu d'imitateurs ou point.Pline le Jeune <strong>au</strong>ssi parle <strong>de</strong> sa propre humanité en ce domaine comme <strong>de</strong>quelque chose d'exceptionnel. On cite souvent le h<strong>au</strong>t <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> faveur et <strong>de</strong>puissance où quelques esclaves pouvaient parvenir ; mais ce prix accordé <strong>au</strong>xplus vils arts <strong>de</strong> courtisan confirme que la manière dont les Romains usaientd'une telle institution entraînait un abaissement général <strong>de</strong>s âmes. Le méprisattaché chez eux à la condition servile est surtout surprenant du fait qu'ilfrappait, outre ceux qui y étaient nés, un si grand nombre d'hommes et <strong>de</strong>femmes libres qui y étaient tombés par l'effet <strong>de</strong>s armes victorieuses, <strong>de</strong>l'avidité ou <strong>de</strong> la perfidie <strong>de</strong>s Romains. Sans doute on ne sait pas d'une
<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 35manière précise comment les <strong>au</strong>tres peuples <strong>de</strong> l'antiquité considéraient leursesclaves, ce qui rend la comparaison difficile ; on sait du moins que lesmalheurs <strong>de</strong> l'esclavage tiennent une place dans la tragédie grecque, et que <strong>de</strong>spenseurs grecs du V e siècle ont regardé l'esclavage comme étant absolument etdans tous les cas contraire à la nature, ce qui voulait dire pour eux contraire àla justice et à la raison.Comme les Romains <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s familles se formaient <strong>au</strong> gouvernement<strong>de</strong>s peuples par le spectacle <strong>de</strong>s jeux <strong>de</strong> gladiateurs et le comman<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>milliers ou <strong>de</strong> dizaines <strong>de</strong> milliers d'esclaves, il <strong>au</strong>rait fallu un miracle pourprocurer <strong>au</strong>x provinces un traitement un peu humain. Rien, absolument rien nepeut donner à croire que ce miracle se soit produit. Nous n'avons à ce sujet,bien entendu, d'<strong>au</strong>tre documentation que celle fournie par les Romains euxmêmes; il f<strong>au</strong>drait être bien crédule pour croire sur parole les louangesvagues qu'il pouvait leur arriver <strong>de</strong> se décerner. <strong>Les</strong> récits <strong>de</strong> cru<strong>au</strong>tés qu'ilsnous ont transmis sont <strong>au</strong> contraire fort précis. Il est vrai qu'elles étaientgénéralement racontées en vue d'en obtenir la punition ; mais il va <strong>de</strong> soi quecelles, si gran<strong>de</strong>s et si nombreuses fussent-elles, qu'on n'a pas cherché à punirn'ont pu, s<strong>au</strong>f exceptions, parvenir jusqu'à nous. <strong>Les</strong> Verrines <strong>de</strong> Cicéronmontrent jusqu'à quel <strong>de</strong>gré d'horreur non surpassée pouvaient aller ces cru<strong>au</strong>tésenvers une population pitoyablement soumise, combien <strong>de</strong> temps elles seprolongeaient impunément, combien le châtiment était difficile à obtenir etcombien il était léger. Si elles avaient été exceptionnelles, Cicéron <strong>au</strong>rait-ildit, dans un <strong>de</strong> ses rares élans <strong>de</strong> véritable indignation : « Toutes les provincespleurent, tous les peuples libres se plaignent... Le peuple romain ne peut plusdésormais supporter <strong>de</strong> voir contre lui, dans toutes les nations, non plus laviolence, les armes, la guerre, mais le <strong>de</strong>uil, les larmes et les gémissements. »Le peuple romain semble en fait avoir supporté tout cela fort bien ; le reste estcertes vrai. <strong>Les</strong> lettres <strong>de</strong> Cicéron témoignent, pour qui sait lire, du malheur<strong>de</strong>s provinces, même là où il était proconsul ; on y voit l'impitoyable aviditéd'un homme <strong>au</strong>ssi renommé pour sa vertu que Brutus. <strong>Les</strong> impôts accablants,multipliés par les prêts usuraires, allant jusqu'à contraindre les parents àvendre leurs enfants comme esclaves, étaient un trait permanent du régime <strong>de</strong>sprovinces ; <strong>de</strong> même les levées <strong>de</strong> soldats arrachant <strong>de</strong> force les jeunes gens àleurs foyers et les envoyant peiner jusqu'à la vieillesse dans <strong>de</strong>s terres lointaines; <strong>de</strong> même le pouvoir <strong>de</strong>s chefs imposés par Rome, absolu pour le mal,limité pour le bien, à peine corrigé par la crainte d'un châtiment lointain etimprobable ; <strong>de</strong> même l'humiliation <strong>de</strong>s provinci<strong>au</strong>x, qui osaient à peinequelquefois protester avec les plus humbles supplications et élevaient <strong>de</strong>sstatues à leurs pires oppresseurs.On a dit que l'horreur du sort <strong>de</strong>s provinces s'est atténuée sous l'Empire.<strong>Les</strong> charges financières furent sans doute en effet moins lour<strong>de</strong>s pendantcertaines pério<strong>de</strong>s ; la classe <strong>de</strong>s sénateurs était <strong>de</strong>venue facile à punir. Pourtanton voit dans Juvénal que même sous Trajan il y avait <strong>de</strong>s imitateurs <strong>de</strong>Verrès. <strong>Les</strong> levées <strong>de</strong> soldats, bien entendu, subsistaient. Il est parfois questiondans Tacite <strong>de</strong> populations indociles déportées tout entières d'un territoiredans un <strong>au</strong>tre. Un récit <strong>de</strong> Tacite, dont le témoignage est ici celui d'un contemporain,montre trop bien à quel avilissement la « paix romaine » réduisait lescœurs ; l'armée <strong>de</strong> G<strong>au</strong>le, commandée par Vitellius, ayant massacré <strong>de</strong>smilliers <strong>de</strong> personnes dans une ville, sans raison, par une sorte <strong>de</strong> délire, ellefut accueillie, dans la suite <strong>de</strong> ses déplacements, par <strong>de</strong>s cités tout entières qui
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