<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 36sortaient hors <strong>de</strong>s murs à sa rencontre, avec <strong>de</strong>s rame<strong>au</strong>x <strong>de</strong> suppliants,magistrats en tête, femmes et enfants prosternés à terre le long <strong>de</strong> la route.Cela se passait en pleine paix ; un seul siècle <strong>de</strong> régime colonial avait à cepoint abaissé un peuple fier. Enfin, en raison même <strong>de</strong> l'admiration <strong>de</strong> Tacitepour la gran<strong>de</strong>ur romaine, on peut croire qu'il n'accomplissait pas un simpleexercice <strong>de</strong> rhétorique quand il faisait dire à un chef breton, ennemi <strong>de</strong> sonbe<strong>au</strong>-père Agricola : « On ne peut éviter leur insolence par la soumission et lamodération. Ces voleurs du globe terrestre... seuls ils ont une même passionpour s'emparer soit <strong>de</strong> la richesse, soit <strong>de</strong> la p<strong>au</strong>vreté <strong>de</strong> tous les hommes...Celles <strong>de</strong>s épouses et <strong>de</strong>s sœurs qui ont échappé à leurs violences dans laguerre, c'est sous le nom d'hôtes et d'amis qu'ils les souillent... Quand ils ontfait le désert, ils appellent cela la paix. »Il serait singulier que la civilisation pût se transporter d'un pays à un <strong>au</strong>trepar <strong>de</strong> pareilles métho<strong>de</strong>s. Mais quel pays <strong>au</strong> juste Rome a-t-elle civilisé ?Non pas certes ceux <strong>de</strong> la Méditerranée orientale, qui l'étaient <strong>de</strong>puis longtemps.Carthage, <strong>au</strong> moment ou elle a disparu, possédait très probablementune civilisation plus brillante <strong>de</strong> be<strong>au</strong>coup que n'était celle <strong>de</strong> Rome à cetteépoque, car c'était une cité phénicienne que le commerce et la navigationmettaient en rapport avec la Grèce et tout l'Orient méditerranéen. Rome n'adonc pas civilisé l'Afrique ; elle n'a pas non plus civilisé l'Espagne, queCarthage avait déjà colonisée d'une manière sans doute assez dure, maisinfiniment moins dure que Rome ne fit plus tard. Pendant tant <strong>de</strong> siècles <strong>de</strong>domination romaine, l'Afrique ne produisit <strong>de</strong> grand homme que saint Augustin,l'Espagne que Sénèque, Lucain, et dans un <strong>au</strong>tre domaine Trajan. Qu'estceque la G<strong>au</strong>le a fait qui vaille la peine d'être cité, pendant les siècles où ellefut romaine ? On ne peut guère soutenir qu'elle n'ait pas su <strong>au</strong>paravant créerdans le domaine <strong>de</strong> l'esprit, puisque les drui<strong>de</strong>s étudiaient pendant vingt ans,apprenaient par cœur <strong>de</strong>s poèmes entiers concernant l'âme, la divinité, l'univers; bien plus, ceux <strong>de</strong>s Grecs qui croyaient que la philosophie avait étéempruntée par la Grèce à l'étranger la disaient venue, d'après Diogène Laërce,<strong>de</strong> Perse, <strong>de</strong> Babylone, d'Égypte, <strong>de</strong> l'In<strong>de</strong> et <strong>de</strong>s drui<strong>de</strong>s <strong>de</strong> G<strong>au</strong>le. Tout adisparu sans laisser <strong>de</strong> traces, et le pays n'a repris une vie originale et créatriceque lorsqu'il n'a plus été romain. S<strong>au</strong>f en Syrie, en Palestine, en Perse, oùpendant longtemps l'emprise <strong>de</strong> la force romaine s'est fait assez peu sentir, lesprovinces et les pays soumis à Rome ont servilement imité Rome, qui ellemêmeimitait. Sans doute les arts, les sciences, les lettres, la pensée ne sontpas tout ; mais quels biens les provinces eurent-elles à la place ? Non pascertainement la liberté, la fierté <strong>de</strong>s caractères ; non pas sans doute, s<strong>au</strong>fexception, la justice ou l'humanité. <strong>Les</strong> routes et les ponts, et même le bienêtrematériel, en admettant qu'il y en ait eu peut-être à certaines pério<strong>de</strong>s, nesont pas la civilisation. Mais si l'Allemagne, grâce à Hitler et à ses successeurs,asservissait les nations européennes et y abolissait la plupart <strong>de</strong>s trésorsdu passé, l'histoire dirait certainement qu'elle a civilisé l'Europe.La servitu<strong>de</strong> à laquelle étaient soumis les sujets <strong>de</strong>s Romains ne tarda pasà s'étendre <strong>au</strong>x Romains eux-mêmes. Cela se fit facilement. Depuis la mort<strong>de</strong>s Gracques, Caton si l'on veut mis à part, on ne trouve plus un caractèreferme à Rome, ni <strong>au</strong>cune fierté. La fierté romaine subsistait seulement enversles étrangers, parce qu'on pouvait voir en eux <strong>de</strong>s vaincus <strong>au</strong> moins en puissance; encore <strong>de</strong>s consuls, <strong>de</strong>s préteurs proscrits par Octave et Antoine nedédaignèrent-ils pas, d'après Appien, <strong>de</strong> tomber <strong>au</strong>x genoux <strong>de</strong> leurs propres
<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 37esclaves en les nommant leurs s<strong>au</strong>veurs et leurs maîtres. Soixante ans après la<strong>de</strong>struction <strong>de</strong> Carthage, Rome subissait <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> Marius et <strong>de</strong> Sylla, <strong>de</strong>leurs soldats et <strong>de</strong> leurs esclaves, tous les outrages infligés à une ville conquise,et elle se taisait et se soumettait. Dès lors Cicéron pouvait à son aisejouer <strong>au</strong> citoyen, Brutus pouvait se prétendre le libérateur du globe terrestrepour avoir libéré par un crime quelques centaines <strong>de</strong> milliers d'hommes avi<strong>de</strong>set cruels comme lui-même. Il n'y avait plus moyen d'éviter la servitu<strong>de</strong>, etceux qu'on nommait citoyens étaient prêts à se mettre à genoux même avantd'avoir un maître. Ce que produisirent enfin l'idée fixe <strong>de</strong> la domination, lacru<strong>au</strong>té, la bassesse d'âme, ce fut ce que nous nommons <strong>au</strong>jourd'hui un Étattotalitaire.Nous ne songeons guère à reconnaître dans tels et tels phénomènes <strong>de</strong>notre temps l'image <strong>de</strong> ce qui se passait dans l'Empire romain. <strong>Les</strong> déportationsmassives <strong>de</strong> paysans dans le Sud-Tyrol et l'Europe orientale nous fontjustement horreur ; elles ne nous rappellent pas cette première églogue <strong>de</strong>Virgile sur laquelle nous avons rêvé dès l'enfance, et ceux qui disent : « Nous,nous quittons la terre <strong>de</strong> la patrie et nos champs bien-aimés... Nous allons versl'Afrique pleine <strong>de</strong> soif. » Il s'agissait pourtant d'une mesure tout à faitpareille ; les masses humaines furent <strong>au</strong>ssi brutalement brassées, les fibres quiattachent l'homme à sa propre existence <strong>au</strong>ssi impitoyablement arrachées.Mais comme Virgile fut excepté <strong>de</strong> cette mesure par grâce particulière, elle nenous fait pas horreur à distance. La ressemblance entre le titre d'imperator etcelui <strong>de</strong> chef dans les États totalitaires mo<strong>de</strong>rnes ne nous fait pas ouvrir lesyeux sur l'analogie <strong>de</strong>s fonctions. Nous ne croyons surtout pas que le <strong>de</strong>gré <strong>de</strong>la tyrannie soit le même. Pourtant jamais les esprits ne se sont plus complètementqu'alors courbés <strong>de</strong>vant la puissance d'un homme et n'ont senti plusdurement la froi<strong>de</strong> étreinte <strong>de</strong> la force. Le malheur d'Ovi<strong>de</strong>, malheur dont lac<strong>au</strong>se n'a été connue ni <strong>de</strong> son temps ni <strong>de</strong>puis, rend sensible la condition <strong>de</strong>shommes <strong>de</strong> son époque ; il f<strong>au</strong>t seulement lire d'un trait, dans leur affreusemonotonie, la suite <strong>de</strong>s termes d'abjecte supplication et d'adoration prosternéequ'il ne s'est pas lassé <strong>de</strong> répéter une année après l'<strong>au</strong>tre jusqu'à sa mort. Ilimplorait ainsi non pas sa grâce, mais un lieu <strong>de</strong> déportation un peu moinsrigoureux ; il n'obtint rien. Tant d'arbitraire et <strong>de</strong> dureté d'une part, tant <strong>de</strong>bassesse <strong>de</strong> l'<strong>au</strong>tre, ne seraient pas possibles sans une disposition générale <strong>de</strong>sesprits qui les ren<strong>de</strong> tels.Dira-t-on qu'Auguste réservait ses sévérités <strong>au</strong>x hommes trop confiantsdans leur fortune, mais protégeait les faibles ? Il fut responsable dans sa vieillessed'une disposition législative condamnant à la torture et à la mort tous lesesclaves habitant sous le toit d'un maître assassiné par un inconnu. En réalité,on peut sans crainte conclure du sort d'un homme défendu par une brillanterenommée et <strong>de</strong>s amis influents <strong>au</strong>x malheurs suspendus sur tous ceux qui nepossédaient <strong>au</strong>cun <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux avantages. Le concert unanime d'adulations enprose et en vers qui entourait Auguste nous étourdit ; comme si un maîtreabsolu et impitoyable n'était pas toujours en état d'obtenir l'unanimité ! Et s'ilse trouve parmi ses sujets <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> génie, pour qu'ils prennent part à untel concert il suffit le plus souvent qu'on les y invite. Un prince n'a besoin,pour paraître à jamais admirable <strong>au</strong>x yeux <strong>de</strong> la postérité, que <strong>de</strong> savoir choisir<strong>de</strong>s écrivains suffisamment bien doués et d'en faire ses serviteurs ; pourtant lediscernement dans l'appréciation <strong>de</strong>s talents n'a <strong>au</strong>cun rapport avec les capacitéset les vertus qui conviennent à un souverain.
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