<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 38En revanche, on a coutume maintenant d'accuser Tacite d'hostilité systématiquecontre les successeurs d'Auguste. Il est probable à vrai dire qu'ilnoircit leurs portraits et qu'il exagère considérablement leurs responsabilitéspersonnelles dans les malheurs <strong>de</strong> l'époque ; ses propres écrits suffisent pours'en convaincre. On ne peut pas non plus avoir <strong>de</strong> sympathie pour ses nostalgiesrépublicaines, quand on sait ce qu'avait été la République, ni <strong>de</strong>compassion envers ce Sénat qui avait été pour les nations un maître si arrogantet si cruel, et tomba dans une bassesse sans limites dès qu'il eut <strong>de</strong>s maîtres àson tour. Mais si l'on peut révoquer en doute le témoignage <strong>de</strong> Tacite quant àla personne <strong>de</strong>s empereurs, il n'y a <strong>au</strong>cune bonne raison d'en faire <strong>au</strong>tant quantà l'état <strong>de</strong> l'Empire. Car ces sénateurs, à qui leurs maîtres pouvaient infligertous les outrages sans exception et qui toujours les louaient et les remerciaient,gardaient encore dans une large mesure le privilège <strong>de</strong>s honneurs et <strong>de</strong>s h<strong>au</strong>tesfonctions ; peut-on dès lors supposer que plus bas il y ait eu plus d'équité etplus <strong>de</strong> fierté ? Ne doit-on pas penser que l'arbitraire, l'insolence et la cru<strong>au</strong>té,la servilité et l'obéissance passive se retrouvaient <strong>de</strong> h<strong>au</strong>t en bas dans toutl'Empire ? Il est vrai que les empereurs prenaient grand soin du bas peuple <strong>de</strong>Rome ; mais ce soin consistait à le nourrir d'<strong>au</strong>mônes et à le soûler continuellementdu sang <strong>de</strong>s gladiateurs. Ils prenaient grand soin <strong>au</strong>ssi <strong>de</strong> l'armée, quijouait dans une certaine mesure le rôle du parti d'État dans les États totalitairesmo<strong>de</strong>rnes ; on peut voir dans Juvénal jusqu'où allait en pleine rue la licencetoujours impunie <strong>de</strong>s soldats. Si les provinces craignaient peut-être moinsqu'avant les magistrats, elles craignaient davantage l'armée. Et la « paix romaine» n'empêchait pas, quand il fallait donner <strong>de</strong>s encouragements <strong>au</strong>xsoldats, <strong>de</strong> franchir une frontière par surprise, sans <strong>au</strong>cun inci<strong>de</strong>nt préalable, et<strong>de</strong> tout massacrer dans un certain territoire sans épargner ni le sexe, ni l'âge, niles lieux sacrés ; Germanicus fit ainsi sous Tibère en Germanie.Mais l'écrasement <strong>de</strong>s nations sujettes, la cru<strong>au</strong>té diffuse, quotidienne,publiquement encouragée, la bassesse et la soumission sans limites à l'égardd'une <strong>au</strong>torité capable <strong>de</strong> manier les masses et les individus comme <strong>de</strong>s objetssans valeur, tous ces traits ne sont pas encore ceux qui rappellent <strong>de</strong> lamanière la plus frappante les dictatures totalitaires mo<strong>de</strong>rnes. Des structuressociales très différentes peuvent comporter le pouvoir absolu d'un homme. Parexemple, dans l'Espagne <strong>de</strong> la Renaissance et <strong>au</strong>ssi, semble-t-il, dans la Perseantique, c'était la personne du souverain légitime, c'est-à-dire déterminé parles lois, qui était l'objet d'une obéissance et d'un dévouement illimités ; si loinqu'aille en pareil cas la soumission, elle peut comporter une véritable gran<strong>de</strong>ur,car elle peut être c<strong>au</strong>sée par la fidélité <strong>au</strong>x lois et à la foi jurée et non parla bassesse d'âme. Mais à Rome ce n'était pas l'empereur en tant qu'homme,c'était l'Empire <strong>de</strong>vant quoi tout pliait ; et la force <strong>de</strong> l'Empire était constituéepar le mécanisme d'une administration très centralisée, parfaitement bienorganisée, par une armée permanente nombreuse et généralement disciplinée,par un système <strong>de</strong> contrôle qui s'étendait partout. En d'<strong>au</strong>tres termes l'État étaitla source du pouvoir, non le souverain. Celui qui était parvenu à la tête <strong>de</strong>l'État obtenait la même obéissance, par quelque procédé qu'il y fût parvenu.<strong>Les</strong> luttes civiles, quand elles se produisaient, avaient pour objet <strong>de</strong> changer lapersonne placée à la tête <strong>de</strong> l'État, mais non pas les rapports entre l'État et sessujets ; l'<strong>au</strong>torité absolue <strong>de</strong> l'État ne pouvait être mise en question, car ellereposait non pas sur une convention, sur une conception <strong>de</strong> la fidélité, maissur le pouvoir que possè<strong>de</strong> la force <strong>de</strong> glacer les âmes <strong>de</strong>s hommes.
<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 39Cet État centralisé produisait l'effet qu'il produit <strong>au</strong>ssi <strong>de</strong> nos jours, mêmesous sa forme démocratique, <strong>de</strong> drainer la vie du pays vers la capitale et <strong>de</strong> nelaisser dans le reste du territoire qu'une existence morte, monotone et stérile.Malgré l'insolence et le luxe effréné <strong>de</strong>s riches, la mendicité servile à laquelleétaient contraints la plupart <strong>de</strong> ceux qui ne l'étaient pas, Rome exerçait unattrait invincible. Toute vie locale et régionale avait péri dans cet immenseterritoire ; la disparition <strong>de</strong>s langages <strong>de</strong> la plupart <strong>de</strong>s pays conquis en est lameilleure preuve. Mais, trait qu'on retrouve <strong>au</strong>jourd'hui seulement dans lesdictatures totalitaires d'Allemagne et <strong>de</strong> Russie, l'État était également l'uniqueobjet <strong>de</strong>s aspirations spirituelles, l'unique objet d'adoration. Théoriquementl'empereur <strong>de</strong>venait un dieu seulement après sa mort, mais la flatterie enfaisait déjà un dieu sur terre, et il était en fait le seul dieu qui comptât.D'ailleurs, que l'objet <strong>de</strong>s sentiments religieux fût les empereurs morts oul'empereur vivant, c'était toujours l'État qui était adoré. Ce culte était protégécomme <strong>au</strong>jourd'hui par un contrôle minutieux et impitoyable et par un encouragementsystématique <strong>de</strong> la délation ; la lex majestatis permettait <strong>de</strong> punirnon seulement les offenses à la religion officielle, mais même <strong>au</strong> besoinl'insuffisance du zèle. <strong>Les</strong> statues, les temples, les cérémonies étendaient cettereligion à tout le territoire, et tous les hommes <strong>de</strong> marque en étaient obligatoirementles instruments <strong>de</strong> propagan<strong>de</strong>. La tolérance bien connue <strong>de</strong>s Romains<strong>de</strong> cette époque en matière <strong>de</strong> dieux s'appliquait seulement <strong>au</strong>x dieux susceptibles<strong>de</strong> servir <strong>de</strong> satellites à l'Empire ; elle n'empêcha pas par exemple qu'onne détruisit impitoyablement le clergé <strong>de</strong>s Drui<strong>de</strong>s. En réalité, seules <strong>de</strong>ssectes clan<strong>de</strong>stines, comme Carcopino a montré que ce fut le cas <strong>de</strong>s pythagoriciens,pouvaient adorer <strong>au</strong>tre chose que l'État ; et l'Église ne fait queretrouver <strong>au</strong>jourd'hui son ennemi <strong>de</strong>s premiers temps. On pourrait regar<strong>de</strong>r lesefforts <strong>de</strong> ces sectes, à commencer par la secte chrétienne, comme exprimantla lutte <strong>de</strong> l'esprit grec contre l'esprit romain. Si notre lutte d'<strong>au</strong>jourd'hui a unsens, elle a le même sens.Il nous est certes difficile <strong>de</strong> nous résoudre à admettre une espèced'i<strong>de</strong>ntité entre notre ennemi et la nation dont la littérature et l'histoire nousfournissent presque exclusivement la matière <strong>de</strong> ce que nous nommons leshumanités. L'esprit antijuridique, antiphilosophique, antireligieux qui est inhérent<strong>au</strong> système hitlérien fait regar<strong>de</strong>r notre ennemi comme un danger pour lacivilisation ; les Romains n'ont-ils pas <strong>au</strong> contraire la réputation d'avoir étéreligieux, curieux <strong>de</strong> philosophie, et d'avoir inventé l'esprit juridique ? Maisl'opposition n'est qu'apparente. <strong>Les</strong> Romains n'eurent jamais d'<strong>au</strong>tre religion,du moins à partir <strong>de</strong> leurs gran<strong>de</strong>s victoires, que celle <strong>de</strong> leur propre nation entant que maîtresse d'un empire. Leurs dieux n'étaient utiles qu'à maintenir etaccroître leur gran<strong>de</strong>ur ; nulle religion ne fut jamais plus étrangère à toutenotion du bien et du salut <strong>de</strong> l'âme ; l'amour <strong>de</strong> la nature non plus n'y avait<strong>au</strong>cune part. Pendant un temps la mo<strong>de</strong> et le snobisme les rendirent curieux <strong>de</strong>philosophie grecque ; mais, Lucrèce mis à part, il n'y a <strong>au</strong>cun signe qu'ilsl'aient jamais comprise, et il v<strong>au</strong>drait mieux ne rien savoir <strong>de</strong> la pensée grecqueque d'être renseigné sur elle seulement par <strong>de</strong>s textes latins. Sousl'Empire, l'<strong>au</strong>torité <strong>de</strong> l'État découragea cette curiosité. Pendant cette pério<strong>de</strong>l'œuvre <strong>de</strong> l'esclave phrygien Épictète et celle <strong>de</strong> Marc-Aurèle sont seulesprécieuses en ce domaine, et toutes <strong>de</strong>ux appartiennent à la littérature grecque.Marc-Aurèle écrivait sans doute en secret. Plusieurs empereurs persécutèrentsystématiquement la philosophie. Quant <strong>au</strong> droit, il est f<strong>au</strong>x d'abord que les
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