<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 84vaincre était d'empêcher qu'on l'assassinât. Est-ce la f<strong>au</strong>te <strong>de</strong> César Borgia s'iln'y avait pas à son époque un empire tout prêt pour quiconque pourrait mettrela main <strong>de</strong>ssus ?L'Empire romain est à mon avis le phénomène le plus funeste pour ledéveloppement <strong>de</strong> l'humanité que l'on puisse trouver dans l'histoire, puisqu'il atué jusqu'à presque en supprimer les traces plusieurs civilisations, et toutl'échange prodigieux d'idées dans le bassin méditerranéen qui avait fait lagran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> ce qu'on nomme l’antiquité ; mais c'est <strong>au</strong>ssi le phénomène leplus vaste qu'on ait connu, et un <strong>de</strong>s plus durables. D'où je conclus qu'il n'estpas exact, malgré ce que vous dites, que le brigandage soit impuissant à établir<strong>de</strong>s choses soli<strong>de</strong>s. Et, réciproquement, qu'il est impru<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> compter sur lemanque <strong>de</strong> solidité <strong>de</strong>s choses établies par le brigandage. J'ai l'impression, <strong>au</strong>contraire, d'une assez gran<strong>de</strong> solidité, du moins si on prend pour mesure <strong>de</strong>temps une fraction importante d'une vie humaine : et peut-être <strong>au</strong>-<strong>de</strong>là.Tout cela me rappelle à l'esprit <strong>de</strong>ux fort be<strong>au</strong>x vers <strong>de</strong> Racine dansBajazet :D'un empire si saint la moitié n'est fondéeQue sur la foi promise et rarement gardée.Ce « rarement gardée » n'est-il pas magnifique ?En fait <strong>de</strong> belles formules du genre cynique, j'en ai relevé <strong>de</strong>ux admirablesl'<strong>au</strong>tre jour dans Thucydi<strong>de</strong>. L'une dans la bouche <strong>de</strong>s Athéniens ordonnant àla petite île <strong>de</strong> Mélos, toujours libre jusqu'alors, <strong>de</strong> se soumettre à leur empire.(Ces Méliens refusèrent, se battirent, bien que n'étant qu'une poignée, et furentvaincus ; les hommes adultes furent tous exécutés, les femmes et les enfantsvendus comme esclaves.)« Vous le savez comme nous, tel qu'est fait l'esprit humain, on n'examinece qui est juste que si la nécessité est égale <strong>de</strong> part et d'<strong>au</strong>tre ; mais s'il y a unfort et un faible, tout ce qui est possible est fait par le premier et accepté par lesecond. »Je trouve cela admirable, non seulement <strong>de</strong> franchise et <strong>de</strong> clarté, mais<strong>au</strong>ssi <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>ur.La secon<strong>de</strong> formule est dans la bouche d'Alcibia<strong>de</strong>, répondant à ceux quil'accusent d'orgueil et d'insolence :« Il est juste que celui qui a <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s ambitions ne veuille pas <strong>de</strong>l'égalité. Car quand un homme est dans l'infortune, il ne trouve personne quise fasse l'égal d'un malheureux. Ainsi, <strong>de</strong> même qu'on ne nous adresse pas laparole quand nous échouons, <strong>de</strong> même chacun doit supporter d'être traité eninférieur par ceux qui réussissent. Ou sans cela, qu'on accor<strong>de</strong> une considérationégale dans les <strong>de</strong>ux cas et qu'on reçoive en retour le même traitement. »
<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 85Cela me fait penser à ceux qui sont <strong>au</strong>tour <strong>de</strong> vous et que vous méprisezparce qu'ils sont <strong>au</strong>ssi bas dans la m<strong>au</strong>vaise fortune qu'ils étaient insolentsdans la bonne ; ce qui est presque toujours le cas. Somme toute, il est bienjuste qu'il en soit ainsi : comme la prospérité leur donnait à leurs propres yeuxle droit d'accabler <strong>de</strong> leur mépris les malheureux, <strong>de</strong> même, malheureux à leurtour, ils se soumettent <strong>au</strong> mépris que ceux qui ont <strong>au</strong>jourd'hui la prospéritéleur infligent. Malheureusement ce n'est certainement pas cette pensée quiinspire leur attitu<strong>de</strong>, mais plutôt, n'ayant jamais distingué leur fortune <strong>de</strong> leurexistence même, ne s'étant jamais crus nés comme d'<strong>au</strong>tres hommes poursouffrir <strong>de</strong>s indignités, ils ne se reconnaissent plus eux-mêmes dans ce nouvelétat et n'ont rien à quoi s'accrocher pour imposer une limite à leur propreabaissement. Il f<strong>au</strong>t avouer qu'à moins d'être soutenu par un fanatisme quelconque,qui rend tout facile, mais sans valeur (notamment ce singulier fanatisme<strong>de</strong> l'Histoire qui est <strong>au</strong>jourd'hui la seule foi vivante), supporter décemmentle changement <strong>de</strong> fortune dans un sens ou dans l'<strong>au</strong>tre est le chef-d'œuvre <strong>de</strong> laplus h<strong>au</strong>te vertu. Et, d'une manière générale, il n'est pas facile <strong>de</strong> biensupporter le malheur ; vu qu'une attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> défi ne convient pas à la condition<strong>de</strong> l'homme, qui l'oblige à se plier à la nécessité, et que la soumission ne doitjamais pénétrer jusqu'à l'âme sous peine d'y effacer tout ce qui est humain. Iln'est pas étonnant que ceux qui ne se sont pas exercés toute leur vie à sentirqu'étant hommes <strong>au</strong>cune fortune, si extrême soit-elle, ne peut être trop h<strong>au</strong>teou trop basse pour leur convenir, ne sachent pas comment se conduire. J'aibien souvent amèrement regretté qu'on n'ait pas <strong>de</strong> renseignements précis surla vie d'Épictète ; car à ma connaissance c'est le seul exemple d'un hommeréduit par le sort à l'extrême malheur - il ne peut exister <strong>de</strong> condition plusbasse et plus douloureuse que celle d'un esclave à Rome - et dont on ait <strong>de</strong>sraisons sérieuses <strong>de</strong> supposer, d'après l'accent <strong>de</strong> ses propres écrits, qu'il s'y esttoujours parfaitement bien comporté.La réflexion que vous faites dans votre avant-<strong>de</strong>rnière lettre sur l'enfer, jel'ai faite presque i<strong>de</strong>ntique quand je travaillais en usine. Mais comme il y a <strong>de</strong>sgens qui meurent avant d'avoir jamais connu cet aspect <strong>de</strong> la conditionhumaine, il f<strong>au</strong>t bien imaginer quelque disposition particulière pour eux, afinqu'ils complètent leur expérience. Je crois cependant que sur le globe terrestrela gran<strong>de</strong> masse <strong>de</strong> l'espèce humaine n'a pas besoin <strong>de</strong> cela et n'en a jamais eubesoin. Cette pensée est presque intolérable.Quant à ce qui se passe <strong>au</strong> Sud-Ouest <strong>de</strong> la France, je n'ai jamais été et nesuis encore pas <strong>de</strong> votre avis. D'abord, vos prévisions s'appuieraient sur <strong>de</strong>sraisons très soli<strong>de</strong>s s'il s'agissait <strong>de</strong> phénomènes intérieurs ; mais il s'agit d'uneentreprise <strong>de</strong> colonisation sur un territoire que tout (et d'abord son extrêmerichesse) <strong>de</strong>stine à être colonisé, puisqu'<strong>au</strong> XVII e siècle déjà c'étaient <strong>de</strong>sétrangers qui y faisaient les guerres civiles. D'<strong>au</strong>tre part, je crois comme vousque la décentralisation succé<strong>de</strong>ra un jour à une centralisation excessive ; maisje ne crois pas que cela doive se produire bientôt, ni peut-être même dans unavenir qui soit à l'échelle d'une vie humaine ; et surtout je suis tout à faitconvaincue que la centralisation, une fois établie quelque part, ne disparaîtrapas avant d'avoir tué - non pas paralysé momentanément, mais tué - toutessortes <strong>de</strong> choses précieuses et dont la conservation serait indispensable pourque le régime suivant soit un échange vivant entre milieux divers et mutuellementindépendants, plutôt qu'un triste désordre. Pourquoi répète-t-on toujoursce lieu commun, selon lequel la force brutale serait impuissante à anéantir les
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