<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 86valeurs spirituelles ? Elle les anéantit très vite et très facilement. On citetoujours les nationalités qui ont survécu à une oppression séculaire ; maiscelles qui n'ont pas survécu sont bien plus nombreuses ; et les <strong>au</strong>tres n'ont leplus souvent survécu que comme un fanatisme vidé <strong>de</strong> chaleur humaine.Combien <strong>de</strong> religions <strong>au</strong>ssi ont été anéanties par la force, et presque jusqu'àleur souvenir ! Il n'y a rien <strong>au</strong> mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> si précieux, mais rien non plus <strong>de</strong> sifragile, qui périsse si facilement, ni qui soit si difficile ou même impossible àressusciter, que la chaleur vitale d'un milieu humain, cette atmosphère quibaigne et nourrit les pensées et les vertus...II(Variante <strong>de</strong> la lettre précé<strong>de</strong>nte)Retour à la table <strong>de</strong>s matièresJe ne m'étonne pas <strong>de</strong> ce que vous m'écrivez sur ces gens qui étaientorgueilleux dans la prospérité et sont vils dans le malheur. C'est assez l'ordinaireparmi les hommes, et l'on peut considérer que n'être ni l'un ni l'<strong>au</strong>tre estle suprême effort <strong>de</strong> la plus h<strong>au</strong>te vertu. Mais ceux dont il est question,surtout, sur quoi pourraient-ils, la plupart d'entre eux, s'appuyer contre lam<strong>au</strong>vaise fortune ? Ceux qui ne se sont jamais crus nés pour subir un sortsemblable, qui n'ont jamais fait la réflexion - pourtant si simple - que ce quecertains hommes supportent, tout homme peut le supporter ; qui n'ont jamaisséparé l'idée qu'ils se faisaient d'eux-mêmes <strong>de</strong> la considération dont ilsjouissaient, ils croient s'être perdus eux-mêmes et ne peuvent se retrouverquand ils sont précipités dans une catégorie d'hommes exposés <strong>au</strong>x insultes ;et il ne peut pas alors y avoir <strong>de</strong> limite à l'abaissement. Je n'ai pas d'admirationpour ceux qu'une croyance indéracinable ou en leur propre étoile, ou dans lavictoire fatale et prochaine <strong>de</strong> la c<strong>au</strong>se qu'ils représentent ou croient représenter,ou dans la gloire <strong>de</strong> leur nom <strong>au</strong>près <strong>de</strong> la postérité (comme Napoléon àSainte-Hélène) ai<strong>de</strong>nt à rester fermes dans l'adversité ; ceux-là ne connaissentpas la véritable adversité. Ceux qui, sans <strong>au</strong>cun <strong>de</strong> ces secours, ne s'abaissentque dans <strong>de</strong>s moments <strong>de</strong> défaillance, après une longue résistance, et saventtoujours se reprendre, peuvent être considérés comme d'une vertu presquedivine. C'est à peine si le Christ même va plus loin dans l'Évangile. J'ai biensouvent regretté qu'on ne sache rien <strong>de</strong> la vie d'Épictète : c'est presque le seulexemple que je connaisse d'une condition vraiment malheureuse - on ne peutguère imaginer quelque chose qui approche en malheur la situation d'unesclave <strong>de</strong>s Romains - dont on ait <strong>de</strong>s raisons sérieuses <strong>de</strong> supposer qu'elle aété réellement supportée en tous points comme il convient à un homme. Carcomme il ne convient à l'homme ni <strong>de</strong> défier la force - lui qui est né et mis <strong>au</strong>mon<strong>de</strong> pour se plier à la nécessité - ni d'y soumettre son âme, l'attitu<strong>de</strong> justen'est certes pas facile à trouver, encore moins à tenir. Et comment <strong>de</strong>s gens quiont été précipités <strong>au</strong> <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong>gré du malheur avant d'avoir jamais pensémême à chercher cette attitu<strong>de</strong> pourraient-ils la trouver ? Pour moi, qui toutenfant, dans tout ce que je lisais ou entendais raconter, me mettais toujours
<strong>Simone</strong> <strong>Weil</strong>, Écrits historiques et politiques. 1. Première partie : Histoire 87instinctivement, par indignation plutôt que par pitié, à la place <strong>de</strong> tous ceuxqui souffraient une contrainte, je me regar<strong>de</strong> pour ainsi dire <strong>de</strong>puis ma naissancecomme <strong>de</strong>stinée, si le hasard...IIIRetour à la table <strong>de</strong>s matières... [La] violence est souvent nécessaire, mais il n'y a à mes yeux <strong>de</strong>gran<strong>de</strong>ur que dans la douceur (je n'entends par ce mot rien <strong>de</strong> fa<strong>de</strong>, vous lesupposez bien).Sans doute la contrainte est indispensable à la vie sociale, comme vousl'avez montré. Mais il y en a bien <strong>de</strong>s formes. Certaines formes laissentsubsister une atmosphère où les valeurs spirituelles (j'emploie ces mots f<strong>au</strong>ted'<strong>au</strong>tres) peuvent se développer. Ce sont les bonnes. D'<strong>au</strong>tres les tuent. Quelsidiots ont répandu le bruit que les idées ne peuvent pas être tuées par la forcebrutale ? Il n'y a pas d'opération plus facile. Quand elles sont tuées, il ne resteque <strong>de</strong>s cadavres. D'<strong>au</strong>tres, équivalentes, même i<strong>de</strong>ntiques, peuvent surgirbe<strong>au</strong>coup plus tard ; mais la continuité dans la tradition spirituelle est un bieninfiniment précieux, dont la perte est vraiment une perte. C'est par une espèce<strong>de</strong> miracle que surgissent sur une terre donnée, à certains moments, <strong>de</strong>s formes<strong>de</strong> vie sociale où la contrainte ne détruit pas cette chose délicate et fragilequ'est un milieu favorable <strong>au</strong> développement <strong>de</strong> l'âme. Il y f<strong>au</strong>t une vie socialepeu centralisée, <strong>de</strong>s lois qui limitent l'arbitraire, et, dans la mesure où l'<strong>au</strong>torités'exerce arbitrairement, une volonté d'obéissance qui permette <strong>de</strong> se soumettresans s'abaisser.Je crois qu'une conquête - et surtout une conquête colonisatrice - détruitgénéralement cela sur le territoire conquis, s<strong>au</strong>f quand elle s'opère par l'immigrationet l'installation massive <strong>de</strong>s conquérants (comme pour les barbares, oules Normands en Angleterre). Il en est <strong>de</strong> même pour l'installation d'unpouvoir fort, méthodique, centralisé, et qui se fait adorer, comme sous LouisXIV (et grâce à votre Richelieu). Remarquez que la soumission totale à un roin'a pas abaissé les Espagnols <strong>au</strong> XVI e siècle et <strong>au</strong> début du XVII e comme ellea abaissé les Français sous Louis XIV, parce que ce qu'ils adoraient, c'étaitleur propre serment et la vertu <strong>de</strong> loy<strong>au</strong>té ; ils pouvaient (conformément àl'étiquette) baiser les pieds du roi ou <strong>de</strong> n'importe quel supérieur sans rienperdre <strong>de</strong> leur fierté. Au lieu que sous la personne <strong>de</strong> Louis XIV c'est lepouvoir d'État qu'on adorait ; il en est résulté un abaissement effrayant.Entre parenthèses (ceci se rapporte à une <strong>de</strong> vos lettres déjà lointaine),c'est parce que je crois que les valeurs spirituelles meurent vraiment quand onles a tuées que je ne partage absolument pas vos espérances concernant lepays où j'ai fait ce voyage que vous désapprouviez.
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