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du brouillard empoisonné. Ceux-là s’étaient fait un devoir d’échapper au contact de la nuit artificielle<br />
dispensée par la Dévoreuse, on les surnommait « les fuyards ». Mais la majorité avait renoncé et planté<br />
là ses ballots, ses charrettes, pour finir par s’installer dans les maisons qui, à force de changer trop<br />
souvent d’occupants, n’appartenaient plus à personne.<br />
— On ne peut pas déménager tous les jours, soupiraient les femmes, c’est impossible. Guetter<br />
l’approche de la fumée bleue puis s’enfuir, le sac sur le dos, un gosse sous chaque bras, non. Ce n’est pas<br />
une vie. Une famille ne peut pas vivre sans une maison, sans une rue où elle a ses habitu<strong>des</strong>.<br />
Ayant renoncé à la fuite perpétuelle, ils restaient là, essayant de retenir leur respiration quand le<br />
souffle de la Dévoreuse les enveloppait de sa vapeur empoisonnée. Emmitouflés de couvertures, de<br />
chiffons, ils feignaient de ne pas remarquer les cheveux <strong>des</strong> gosses qui grisonnaient. Et l’haleine de la<br />
Bête passait, effaçant les livres, les images, obscurcissant le soleil aux heures les plus chau<strong>des</strong> de la<br />
journée. Les chats blanchissaient à leur tour, et les rats, et les souris…<br />
Peggy avait appris toutes ces choses en lisant le guide de Zabrok. Beaucoup de ces histoires avaient<br />
probablement été enjolivées ; il n’en restait pas moins qu’elles reposaient sur un fond de vérité.<br />
Sébastian tira une nouvelle fois sur les sangles. Le vent lui déformait le visage. Il partageait les<br />
craintes de ses amis. À présent, il distinguait sous ses pieds les anciens quartiers dévastés par les<br />
vapeurs toxiques. Des rues entières avaient blanchi à leur contact. Les maisons, à force de baigner dans<br />
ces fumigations, ressemblaient à <strong>des</strong> falaises de craie.<br />
Il pesa sur les courroies avec l’espoir de trouver une zone dégagée propice à un atterrissage. Il ne<br />
tenait pas à s’embrocher sur une girouette ou une vieille antenne de télé. L’idéal aurait été de localiser<br />
une place, un square, mais le vent l’emportait, ne lui laissant aucune possibilité de diriger le parachute à<br />
sa convenance. Il sentit que les courants aériens les soulevaient, pour les emporter loin de la cité, vers les<br />
montagnes.<br />
« Le pire, ce serait de tomber dans une crevasse ! pensa-t-il, nous serions avalés par la Dévoreuse ! »<br />
Un oiseau noir passa au-<strong>des</strong>sus de sa tête, luttant contre les courants aériens. Il paraissait affolé,<br />
comme si l’odeur de la bête <strong>des</strong> <strong>souterra</strong>ins l’avertissait de sa mort prochaine. Sébastian le vit se<br />
débattre dans le vent sans parvenir à modifier sa course. Aspiré comme par une bouche invisible,<br />
l’oiseau <strong>des</strong>cendait toujours, se rapprochant du sol. Son faible poids ne lui permettait pas de résister au<br />
trou d’air creusé par l’aspiration <strong>des</strong> crevasses.<br />
Insensiblement, il se rapprochait de la terre. Peggy Sue l’aperçut qui entrait malgré lui dans les<br />
volutes du brouillard bleu. Elle crut entendre un pépiement étranglé, puis l’oiseau tomba en tournoyant.<br />
Ses plumes étaient devenues blanches. Au terme de sa chute, il fut avalé par l’une <strong>des</strong> lézar<strong>des</strong> zébrant la<br />
rue.<br />
« Quelle horreur ! se dit la jeune fille, c’est comme si la crevasse venait de le manger… Pourvu qu’il<br />
ne nous arrive pas la même chose. »<br />
Cette perspective la couvrit d’une sueur glacée, et elle se demanda s’ils étaient assez lourds pour<br />
résister à l’aspiration montant du ventre de la planète.<br />
Ils perdirent de l’altitude, mais échappèrent aux courants qui les poussaient vers les montagnes<br />
comme la tempête drosse un navire sur les récifs. Maintenant, les toits pointus se rapprochaient, forêt de<br />
dômes et de tours hérissés de girouettes. Kromosa avait l’air sortie du Moyen Age. Sébastian distinguait