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— <strong>La</strong>quelle ? demanda Peggy Sue, craignant d’avoir déjà deviné la réponse.<br />
— <strong>La</strong> chair humaine, répondit Ranuck. <strong>La</strong> chair humaine, à condition de la manger vivante, c’est-àdire<br />
sur un humain en bonne santé, et qui ne risque pas de mourir pendant l’opération.<br />
— C’est affreux, siffla l’adolescente, vous vous comportez comme un cannibale !<br />
— Pas du tout ! protesta Ranuck avec un gros rire indulgent. Les cannibales dévorent les gens contre<br />
leur gré, moi je loue les services de personnes qui acceptent de me laisser prélever une partie de leur<br />
anatomie en échange d’une forte somme d’argent.<br />
— Quoi ? explosa Peggy. Vous prétendez que <strong>des</strong> gens acceptent de se laisser dévorer ? Qu’ils se<br />
vendent à la tranche ou au kilo ?<br />
— Bien sûr, ils se battent même par dizaines à la porte du palais pour bénéficier de cette faveur, car<br />
je les paye bien, très bien. Et qu’est-ce qu’un bras ou une jambe en regard d’une cassette pleine d’or qui<br />
vous permettra de vivre riche jusqu’à la fin de votre vie ? Je n’ai aucun mal à les recruter, ils viennent<br />
d’eux-mêmes, ils supplient mes cuisiniers de les choisir.<br />
— Vos cuisiniers…, répéta Peggy Sue, atterrée.<br />
— Le terme est impropre, admit Ranuck, puisqu’il ne s’agit nullement de faire cuire ces pauvres gens.<br />
Après un « casting » très strict, et une visite médicale, on se contente de les savonner et de les plonger<br />
dans un bain bouillant parfumé aux aromates, cela afin d’amollir leur chair. Ensuite on leur remet le<br />
montant de la prime : de l’or, <strong>des</strong> bijoux, parfois une petite parcelle de terre, et on les amène ici… de<br />
leur plein gré, je le souligne. Nous n’acceptons que les adultes, bien sûr. Trop de gens essayaient de<br />
nous vendre leurs enfants, je me suis élevé contre ce genre de pratiques, je suis un homme pr<strong>of</strong>ondément<br />
moral, voyez-vous.<br />
Peggy Sue dut faire un effort prodigieux pour ravaler sa colère. Très décontracté, Ranuck claqua <strong>des</strong><br />
doigts. Une tenture rouge s’écarta, livrant le passage à une jeune fille. Elle avait la peau blanche et<br />
grasse, les cuisses fortes, les bras dodus. Peggy supposa qu’elle n’avait guère plus de vingt ans. Un valet<br />
saisit la nouvelle venue par la main et la conduisit à la table où il la fit s’étendre.<br />
— Au menu, aujourd’hui, claironna-t-il, Ranya, qui vient d’avoir dix-neuf ans. Elle a été classée n°1<br />
au « casting » de ce matin.<br />
<strong>La</strong> jeune fille se laissa faire mollement. Elle paraissait en état second.<br />
— Elle est anesthésiée, expliqua le vizir, elle conservera toute sa conscience mais ne sentira rien. Le<br />
médecin de la Cour lui a fait absorber un breuvage qui l’insensibilise. Lorsque nous aurons fini, il<br />
soignera la plaie.<br />
— C’est répugnant ! protesta Peggy.<br />
— Non, corrigea Ranuck, ce qui est répugnant c’est de manger de la viande qui a le goût du mégot.<br />
Qu’avez-vous contre cette belle cuisse rosée ? Ne la trouvez-vous pas appétissante ? Elle sent le thym, la<br />
coriandre. Vous n’êtes pas obligés de participer, rassurez-vous, mais je tenais à vous informer, à vous<br />
prouver qu’il est possible de tourner la « malédiction <strong>des</strong> vieux mégots ».<br />
— Qu’en savez-vous ? dit Peggy. C’est peut-être justement cela, la malédiction ? L’obligation de se<br />
nourrir de chair humaine ! De dévorer ses semblables comme un sauvage, de devenir à son tour un<br />
monstre ? Vous ne comprenez pas que la Dévoreuse vous a tendu un piège ? En contraignant les hommes<br />
à s’entredévorer, elle diminue d’autant le nombre de ses ennemis ! Elle vous a berné…<br />
Ranuck haussa les épaules.<br />
— Ma chère, vos discussions philosophiques ne parviendront pas à me couper l’appétit. Si vous ne<br />
souffrez pas de la faim, laissez-moi au moins combler la mienne.<br />
Et, d’un geste sec, il planta sa fourchette dans la cuisse de Ranya qui demeura impassible. Sébastian<br />
esquissa un geste de menace, mais Ranuck l’arrêta d’un claquement de langue.