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dans les mains, indifférents aux grognements <strong>des</strong> chiens errants attirés par les senteurs musquées <strong>des</strong> rôtis<br />
gâtés.<br />
— Qu’est-ce qui se passe ici ? interrogea Sébastian.<br />
— Je ne sais pas, avoua Peggy, je vais consulter les notes que m’a laissées Servallon. Son écriture<br />
est si difficile à déchiffrer que j’avais renoncé. Et puis j’étais trop préoccupée à l’idée de traverser la<br />
prison. Asseyons-nous près de cette fontaine, je vais regarder ça de près.<br />
Pendant qu’elle parcourait les feuillets, les sourcils froncés, Sébastian et le chien bleu s’appliquèrent<br />
à monter la garde, mais personne ne s’étonna de leur présence.<br />
— Ils se fichent bien que nous soyons là, observa le chien bleu. En fait, ils se sentent tellement en<br />
sécurité qu’il n’y a même pas de soldats dans les rues.<br />
— Je crois que j’ai compris, annonça enfin Peggy Sue. D’après ce que raconte Servallon, si les gens<br />
sont dans cet état, c’est à cause de la délicieuse gourmandise.<br />
— <strong>La</strong> « délicieuse gourmandise » ? s’étonna Sebastian. De quoi s’agit-il encore ?<br />
— D’une espèce de drogue, expliqua la jeune fille. Tous les habitants <strong>des</strong> quartiers riches s’y<br />
adonnent, ils en ont fait un véritable style de vie. À l’origine on l’absorbait comme un tranquillisant, pour<br />
oublier la menace de la Dévoreuse, puis l’usage s’en est répandu, et bientôt plus personne n’a été en<br />
mesure de s’en passer. C’est ce qui arrive avec les drogues. On croit qu’on les contrôle, alors qu’en<br />
réalité ce sont elles qui vous réduisent en esclavage.<br />
— C’est pour cela qu’ils dépérissent ? interrogea le chien bleu.<br />
— Oui. <strong>La</strong> délicieuse gourmandise vous procure une sensation de bonheur inimaginable. C’est comme<br />
si vous participiez au banquet <strong>des</strong> dieux. Votre langue découvre <strong>des</strong> arômes qui n’existent nulle part<br />
ailleurs, vos papilles gustatives subissent l’assaut de saveurs qui vous amènent au comble de la béatitude<br />
tant elles sont violentes. Mais cette drogue a deux inconvénients… d’abord elle n’a aucun pouvoir<br />
nutritif, si bien qu’en l’avalant on n’engloutit que du vent, ensuite…<br />
— Ensuite ?<br />
— …ensuite elle attire sur vous une étrange malédiction. Lorsqu’on en devient dépendant, les<br />
aliments ordinaires prennent un goût de cendre froide. Dès qu’on mord dans une cuisse de poulet, on a<br />
l’impression de mâchonner de vieux mégots. Quand on porte une coupe de vin à ses lèvres, on s’aperçoit<br />
qu’elle a la « saveur » du pipi de chat. C’est une malédiction affreuse qui vous empêche de vous<br />
alimenter et vous condamne au dépérissement. Voilà pourquoi nous avons vu tant d’aliments abandonnés<br />
sur les tables. Ceux qui ont essayé d’y goûter n’ont pas pu dépasser la première bouchée.<br />
— Allons ! trancha Sébastian, aucune drogue connue ne possède de tels effets secondaires. Si cette<br />
malédiction existe, c’est parce que la délicieuse gourmandise provient d’une opération entachée de<br />
magie !<br />
— C’est vrai, admit Peggy, Servallon explique dans ces papiers que la délicieuse gourmandise est un<br />
« cadeau » de la Dévoreuse.<br />
En prononçant ces mots, elle regarda craintivement par-<strong>des</strong>sus son épaule, comme si la bête <strong>des</strong><br />
<strong>souterra</strong>ins risquait de l’entendre.<br />
— Le souffle qui s’échappe <strong>des</strong> crevasses, expliqua-t-elle dans un murmure. Tout vient de lui. Dans<br />
cette zone, il n’est pas empoisonné. Il s’élève vers le ciel et, au contact <strong>des</strong> nuages, provoque d’étranges<br />
chutes de neige. C’est cette neige que les marchands de drogue servent en sorbet à ceux qui désirent<br />
connaître l’illumination de la délicieuse gourmandise. Ils tiennent leur commerce sur une montagne, aux<br />
abords de la ville. Cette colline est toute lézardée, comme une vieille potiche chinoise.<br />
— Qu’importe ! s’impatienta Sébastian. Nous ne sommes pas là pour pleurer sur les malheurs <strong>des</strong>