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se protéger derrière <strong>des</strong> blindages ou <strong>des</strong> grilles. Les riches trouvent cela très pratique. En effet, pendant<br />
que la Dévoreuse se fournit chez nous, elle ne s’intéresse pas à leurs propres enfants ! Nous sommes<br />
devenus la cantine de la bête <strong>des</strong> <strong>souterra</strong>ins. Elle vient déjeuner dans nos rues. Il lui est facile de glisser<br />
ses tentacules dans les maisons en ruine, car les fissures ne manquent pas.<br />
— C’est affreux, s’indigna Peggy Sue.<br />
— Nous devons sortir d’ici, expliqua Sébastian, nous avons un message urgent à porter au palais<br />
royal.<br />
Servallon gloussa dans son gobelet. Ses doigts tachés d’encre ébauchèrent d’étranges mouvements<br />
dans le vide.<br />
Les trois amis se firent la réflexion qu’il paraissait un peu fou.<br />
— Personne ne peut aller de l’autre côté du grand mur, répéta le scribe. Vous n’avez pas écouté mes<br />
explications ? Vous avez eu la malchance de tomber dans une sorte de zoo… de réserve. Les gens du<br />
quartier déménagent en permanence, ils passent leur vie à courir d’une rue à l’autre pour fuir le<br />
brouillard, mais ils ne font que tourner en rond. Il vous faudra apprendre à faire comme eux.<br />
— Vous courez, vous aussi ? interrogea Peggy Sue.<br />
— Non, riposta le vieillard, pas question d’abandonner mes livres ! Vous avez déjà essayé d’écrire<br />
en marchant ? J’ai passé cinq ans avec les fuyards, et puis la fatigue est venue. Je marchais de plus en<br />
plus lentement. Quand le vent empoisonné a fini par me rattraper, j’ai compris qu’il était temps pour moi<br />
de devenir sédentaire. <strong>La</strong> brume bleue est imprévisible, elle se déplace au long <strong>des</strong> rues, poussée par la<br />
bourrasque. Quand elle arrive, la nuit s’installe jusqu’à ce que le vent l’emporte plus loin.<br />
Peggy Sue et Sébastian échangèrent un regard perplexe, ne sachant s’ils devaient prendre le vieil<br />
homme au sérieux.<br />
— Écoutez mon conseil, dit Servallon. Dépêchez-vous de vous joindre aux fuyards pour courir devant<br />
le nuage empoisonné. C’est la seule solution si vous ne voulez pas voir votre peau partir en lambeaux et<br />
vos cheveux devenir aussi blancs que les miens.<br />
Le vieil homme était retourné à son écritoire. D’une plume fébrile, il recouvrait d’encre grasse les<br />
hiéroglyphes à demi effacés <strong>des</strong> manuscrits qu’il avait entrepris de restaurer.<br />
— Reposez-vous un instant si vous le désirez, dit-il sans se retourner, mais partez dès que la lumière<br />
reviendra. Prenez l’habitude de toujours vous protéger de l’obscurité, que ce soit la vraie, ou celle<br />
installée par le brouillard.<br />
— Mais les fuyards ? questionna Peggy. Quand se reposent-ils s’ils passent leur temps à courir pour<br />
échapper à l’avance de la brume ?<br />
— Ils procèdent par roulement. <strong>La</strong> moitié d’entre eux remorque l’autre moitié qui dort dans <strong>des</strong><br />
chariots. Les deux équipes se relayent sans cesse, tantôt dormant, tantôt courant. Ce sont de véritables<br />
athlètes. Si vous voulez vous faire admettre d’eux il vous faudra tirer les chariots comme le ferait un âne.<br />
— C’est une vie absurde, observa Sébastian.<br />
— Pas à leurs yeux. Ils essayent de protéger leurs enfants, de les soustraire à l’appétit de la<br />
Dévoreuse et aux méfaits du gaz toxique s’échappant <strong>des</strong> crevasses.<br />
Sebastian hocha la tête. Sur ses épaules la peau se soulevait en chapelets de cloques, comme au<br />
lendemain d’un coup de soleil. Le vieux surprit son regard.<br />
— Le brouillard, murmura-t-il en guise d’explication, il vous a touché et vous ronge déjà. Il vous<br />
écorchera vifs, si vous vous attardez ici. Vous avez la peau trop tendre.<br />
Ces paroles prononcées, il s’absorba dans ses travaux d’écriture et ne releva plus la tête.<br />
Peggy s’embusqua près de la fenêtre pour surveiller ce qui se passait au-dehors. Servallon avait