La trilogie des Joya..

D’un seul coup de poing, Émouchet réduisit en échardes le dessus d’une table bon marché. Puis il se
saisit du col du marchand et l’attira vers lui pour le regarder droit dans les yeux.
— Nous nous sommes bien compris ? dit-il d’une voix terrifiante qui dépassait de justesse le niveau
du chuchotement.
— Ce que nous désirons, bon maître marchand, fit doucement Séphrénia, c’est un petit appartement
donnant sur la rue. Notre maître aime depuis toujours observer le flux et le reflux de l’humanité. (Elle
baissa modestement les cils.) Aurais-tu un tel logement au premier ?
Le visage du commerçant était un tableau d’émotions en conflit quand il se retourna pour grimper
l’escalier menant à l’étage.
L’appartement était quelconque et l’on aurait pu aller jusqu’à lui donner le qualificatif de délabré.
S’il avait dû recevoir une couche de peinture par le passé, la croûte de vert pois cassé s’était décollée et
pendait misérablement en bandes sur les murs. Mais la peinture n’intéressait ni Émouchet ni Séphrénia.
C’est vers la fenêtre sale que se portait leur regard.
— Il n’y a pas que ça, petite dame, dit le commerçant, soudain plus respectueux.
— Nous sommes capables d’inspecter nous-mêmes, bon maître marchand. (Elle inclina légèrement la
tête.) N’est-ce pas le pas d’un client que j’entends en bas ?
Le commerçant cligna les yeux, puis se précipita au rez-de-chaussée.
— Tu aperçois la maison qui nous intéresse de cette fenêtre ? demanda Séphrénia.
— Les vitres sont sales.
Émouchet leva le bas de sa cape grise pour essuyer la poussière et la crasse.
— Ne fais pas ça, dit-elle rapidement. Les yeux styriques sont perçants.
— Très bien. Je vais regarder à travers la poussière. Les yeux élènes sont perçants aussi. (Il la
considéra et passa à un autre sujet.) Cela se produit chaque fois que tu sors ? lui demanda-t-il.
— Oui. Les Élènes moyens ne sont pas beaucoup plus malins que les Styriques moyens. Franchement,
je préfère avoir une conversation avec un crapaud qu’avec l’une ou l’autre de ces races.
— Les crapauds savent parler ? demanda-t-il, un peu surpris.
— Si tu sais ce que tu dois écouter, oui. Mais leurs conversations ne sont guère passionnantes.
La maison au bout de la rue n’avait rien d’impressionnant. Le rez-de-chaussée était en pierres de
taille assemblées grossièrement avec du mortier et le premier étage était construit avec des planches. Elle
semblait un peu en retrait des autres bâtisses, comme si elle s’était retirée dans une sorte d’isolation.
Sous leur regard, un Styrique portant la blouse en laine caractéristique de sa race remonta la ruelle en
direction de ladite maison. Il regarda furtivement autour de lui avant d’y entrer.
— Eh bien ? demanda Émouchet.
— Difficile à dire. C’est la même chose que pour celui que nous avons croisé dans la rue. Il est soit
simple, soit très habile.
— Cela risque de nous prendre du temps.
— Jusqu’à la nuit, si je ne me trompe pas, dit-elle en attirant une chaise jusqu’à la fenêtre.
Durant les heures suivantes, un bon nombre de Styriques pénétrèrent dans la maison et, comme le
soleil sombrait à l’ouest dans une couche épaisse de nuages crasseux, d’autres commencèrent à arriver.
Un Camorien en robe de soie jaune vif entra furtivement dans le cul-de-sac et fut immédiatement introduit.
Un lamork en bottes et cuirasse d’acier poli, accompagné deux hommes d’armes dotés d’arbalètes,
s’approcha d’un air arrogant de la porte de la maison et entra tout aussi rapidement. Puis, comme le
crépuscule froid de l’hiver commençait à s’installer sur Chyrellos, le dame en robe violet foncé escortée
par un énorme serviteur en armure de cuir, du genre porté par les Pélosiens, marcha jusqu’au centre de la
courte rue d'un pas raide et absent. Son regard semblait sans expression et ses mouvements heurtés. Par
contre, son sage affichait une expression d’extase ineffable.
— Étranges visiteurs, pour une maison styrique, commenta Séphrénia.