La trilogie des Joya..

elle n’avait pas besoin de parler. Lentement, elle défit le col de sa cape et l’ouvrit. Sous sa cape, elle
était nue.
Émouchet entendit nettement le halètement rauque des deux soldats.
Puis, avec des regards d’invite par-dessus l’épaule, elle remonta la rue. Les deux gardes la suivirent
du regard, puis se consultèrent des yeux, vérifièrent que nul ne les observait. Ils appuyèrent leurs piques
au mur et descendirent les marches en courant.
La silhouette s’était arrêtée sous une torche qui flambait au croisement. Elle leur fit un nouveau signe,
puis disparut dans la rue latérale.
Les gardes se précipitèrent derrière elle.
Émouchet sortit de l’obscurité de la ruelle avant que les deux hommes eussent tourné l’angle. Il
traversa la rue en quelques instants, grimpa les marches deux par deux, saisit la lourde poignée de l’une
des grandes portes en voûte et tira. Il sourit : Combien de temps les soldats allaient-ils rechercher
l’apparition qui avait déjà disparu ?
L’intérieur de la cathédrale, froid et mal éclairé, sentait l’encens et la bougie. Deux cierges solitaires,
de part et d’autre de l’autel, brûlaient par à-coups, vacillant dans le faible courant d’air qui avait suivi
Émouchet : deux petites lumières à peine reflétées dans les gemmes et l’or qui décoraient l’autel.
Émouchet descendit en silence la nef centrale, les épaules raidies, tous les sens en éveil. Il était tard
dans la nuit, mais l’un des nombreux ecclésiastiques habitant l’édifice pouvait être éveillé : or Émouchet
préférait éviter des confrontations bruyantes.
Il fit devant l’autel une génuflexion de rigueur, se releva et prit le couloir mal éclairé qui conduisait
au chœur.
Émouchet avança silencieusement vers une faible lumière. Une arche barrée par un rideau se dressait
devant lui et il écarta prudemment l’épais velours violet.
Le primat Annias, vêtu non pas de satin mais de la bure des moines, était agenouillé devant un petit
autel en pierre à l’intérieur du sanctuaire. Ses traits émaciés étaient déformés par des sentiments de
mépris de soi et il se tordait les mains comme s’il voulait s’arracher les doigts. Des larmes coulaient sur
son visage en abondance et son souffle rauque lui râpait la gorge.
Le visage d’Émouchet se durcit et ses mains se portèrent à son épée. Les soldats sur le parvis de la
cathédrale étaient une chose. Les tuer n’aurait présenté aucun avantage. Mais Annias était un cas bien
différent. Le primat était seul. Un seul bond, un seul coup ôteraient d’Élénie cet être immonde une fois
pour toutes.
Un instant, la vie du primat demeura dans la balance tandis qu’Émouchet pour la première fois de sa
vie, envisageait le meurtre délibéré d’un homme désarmé. Il eut alors l’impression d’entendre une voix
de petite fille et d’apercevoir un flot de cheveux blond pâle et une paire d’yeux gris sévères. À regret, il
laissa retomber le velours et alla servir sa reine qui, même dans son sommeil, avait tendu sa douce main
pour sauver son âme.
— Une autre fois, Annias, chuchota-t-il dans un souffle.
Il passa dans le couloir derrière le chœur et trouva l’entrée de la crypte. Une unique chandelle
vacillait dans un bougeoir graisseux. Sans faire de bruit, Émouchet cassa la chandelle en deux, ralluma le
fragment dans le bougeoir et s’engagea dans l’escalier qui descendait sous la cathédrale.
La porte au pied de l’escalier était en bronze épais. Émouchet referma son poing sur le bouton et le
tourna très lentement jusqu’à ce qu’il sente le loquet se lever. Puis, pouce par pouce, il ouvrit l’énorme
porte. Le léger craquement des paumelles sembla résonner dans le silence, mais Émouchet savait que ce
bruit ne pouvait pas remonter jusqu’au rez-de-chaussée ; de toute façon, Annias était bien trop perdu dans
ses souffrances pour l’entendre.
L’intérieur de la crypte était une vaste salle basse, froide et sentant le moisi. Le cercle de lumière
entourant le bout de chandelle laissait de larges espaces perdus dans l’obscurité. Les arcs-boutants qui