La trilogie des Joya..

élènes dans des rites hideux ? Depuis des siècles, il y avait des naïfs pour colporter ces folles rumeurs ;
périodiquement, des meutes de paysans avinés faisaient des descentes parmi les villages styriques sans
méfiance pour se livrer à des atrocités. L’Église dénonçait vigoureusement ces massacres. Les chevaliers
de l’Église, qui connaissaient et respectaient leurs maîtres styriques, allaient peut-être un pas plus loin
que l’Église et faisaient largement savoir qu’ils organiseraient des représailles promptes et brutales
contre les attaques injustifiées. Malgré cette protection, tout Styrique pénétrant dans un village élène
pouvait s’attendre à recevoir des injures, parfois des pierres et des ordures. L’apparition de Séphrénia à
Démos ne s’était pas faite sans risque pour sa personne. Les mobiles de sa venue manquaient de clarté
mais, au cours des années, elle s’était avérée une fidèle servante ; jusqu’au dernier homme, les pandions
l’aimaient et la respectaient. Même Vanion, Précepteur de l’ordre, faisait fréquemment appel à ses avis.
Émouchet considéra le volume posé devant elle.
— Un livre, Séphrénia ? fit-il avec une surprise feinte. Vanion t’aurait-il convaincue d’apprendre à
lire ?
— Tu connais mes convictions, Émouchet. Je regardais simplement les images.
Émouchet tira un fauteuil et s’assit, faisant grincer son armure.
— Tu as vu Ehlana ? demanda Vanion.
— Oui. (Émouchet regarda Séphrénia.) Comment as-tu réussi à l’enchâsser de la sorte ?
— C’est un peu complexe. Mais peut-être es-tu prêt pour cela. Viens ici, Émouchet, dit-elle en se
dirigeant vers la cheminée.
Intrigué, il se leva et la suivit.
— Plonge ton regard dans les flammes, cher enfant, dit-elle doucement.
Captivé par sa voix, il fixa le feu. Il l’entendit chuchoter en styrique, puis elle passa lentement la main
sur les flammes. Sans réfléchir, il tomba à genoux et plongea les yeux dans l’âtre.
Quelque chose bougeait dans le feu. Émouchet se pencha et fixa les petites langues bleuâtres qui
dansaient au bord d’une bûche de chêne. La couleur bleue s’épanouissait, devenait une auréole éclatante
où il crut voir un groupe de personnages vaciller avec les flammes. L’image se fit plus nette et il reconnut
la salle du trône. Douze pandions cuirassés traversaient la pièce dallée en portant la silhouette ténue
d’une jeune fille. Elle reposait non sur une civière mais sur le plat de douze épées étincelantes
maintenues par des hommes en armure noire à la visière baissée. Ils s’arrêtèrent devant le trône et la
silhouette blanche de Séphrénia sortit de l’obscurité. Elle leva une main en prononçant des paroles qui
furent couvertes par le crépitement des flammes. En une terrible secousse, la jeune fille s’assit. C’était
Ehlana. Son visage était convulsé, ses yeux grands ouverts et vides.
Sans réfléchir, Émouchet tendit la main droit dans les flammes.
— Non, dit sèchement Séphrénia en le rejetant en arrière. Tu ne peux que regarder.
L’image d’Ehlana, tremblant de façon incontrôlable, se leva d’une secousse, suivant, semblait-il, les
ordres inaudibles de la petite femme en robe blanche. Impérieuse, Séphrénia désigna le trône et Ehlana
monta les marches de l’estrade en titubant pour prendre la place qui était sienne.
Émouchet pleurait. Il tenta encore de tendre la main vers sa reine, mais Séphrénia le retint d’un
attouchement léger qui avait la force étrange d’une chaîne de fer.
— Continue de regarder, cher enfant, lui dit-elle.
Les douze chevaliers formèrent alors un cercle autour de la reine sur son trône et de la femme en robe
blanche debout à son côté. Avec révérence, ils tendirent leurs épées, formant un cercle d’acier autour des
deux femmes sur l’estrade. Séphrénia leva les bras et parla. Émouchet vit la tension sur ses traits tandis
qu’elle prononçait une incantation inaudible.
Les douze épées se mirent à scintiller, baignant l’estrade dans une intense lumière blanc argenté.
Séphrénia prononça alors une seule parole en abaissant le bras avec un bizarre mouvement coupant. En un
instant, la lumière entourant Ehlana se solidifia et elle devint telle que l’avait vue Émouchet le matin