La trilogie des Joya..

— Comment aurais-je pu le savoir, Séphrénia ? J’ignorais que Martel s’y trouvait.
— Tu veux dire…
Ses yeux s’agrandirent soudain.
Il acquiesça de la tête.
— Disons que j’ai improvisé, confessa-t-il.
— Oh, Émouchet, fit-elle, écœurée, tu n’as pas honte ?
Il haussa les épaules.
— Je ne pouvais mieux faire à l’improviste.
— Et pourquoi n’arrêtais-tu pas de taper sur l’épaule de Martel ?
— Il se l’est fracturée quand il avait quinze ans. Depuis, elle est très sensible.
— Quelle cruauté ! l’accusa-t-elle.
— C’est le juste mot pour ce qu’on m’a fait dans cette ruelle de Cippria, il y a dix ans. Allons
chercher Kurik et Flûte. Je pense que nous avons obtenu le maximum à Dabour.
Le bateau d’Arasham ressemblait plus à un chaland que la gabare qui les avait amenés jusqu’à
Dabour, et il était peut-être quatre fois plus gros. Des bancs de rameurs étaient alignés sur chaque bord et
des fanatiques en robe noire dotés d’épées et de javelines étaient amassés sur l’étrave et la poupe
éclairées par des torches. Martel les avait précédés sur l’appontement branlant et se tenait seul à une
certaine distance des disciples aux yeux brûlants sur la rive tandis qu’embarquaient Émouchet, Séphrénia,
Kurik et Flûte. Les cheveux blancs du renégat luisaient à la lumière des étoiles et son visage était presque
aussi pâle qu’elles.
— Tu ne t’en tireras pas comme ça, Émouchet, dit-il à voix basse.
— Oh ? fit Émouchet. Je crois que tu devrais réviser ton jugement, Martel. Il me semble que c’est
déjà fait. Bien entendu, tu peux essayer de me suivre, mais toutes ces troupes qui patrouillent sur les rives
vont te gêner. Une fois que tu auras ravalé ta rancœur, tu te rendras compte que le mieux que tu aies à
faire est de rester ici et d’essayer d’arracher ce mot magique à Arasham. Autrement, tout ce que tu as
tramé en Rendor en restera au point mort.
— Tu paieras pour cela, Émouchet, lui promit Martel.
— Je pensais que c’était déjà fait, mon vieux. À Cippria, tu te rappelles ? (Il tendit la main et Martel
plaça son épaule hors d’atteinte. Mais Émouchet lui tapota la joue de manière insultante.) Prends garde à
toi, Martel, j’ai envie de te revoir… bientôt… et je veux que tu sois en parfaite possession de toutes tes
facultés. Crois-moi, tu en auras besoin.
Il se retourna et remonta la passerelle de coupée.
Les matelots filèrent les amarres et poussèrent le chaland dans le courant paresseux. Puis ils sortirent
leurs rames et se mirent à ramer lentement. Le quai et l’homme solitaire diminuèrent avant de disparaître.
— Oh, Seigneur ! s’exclama Émouchet, exultant, quel régal !
Le voyage vers l’aval leur prit un jour et demi. Ils débarquèrent à une lieue de Djiroch pour éviter les
observateurs que Martel risquait d’avoir postés sur les quais. Cette précaution était probablement inutile,
admit Émouchet, mais il ne fallait pas tenter le diable. Ils pénétrèrent en ville par la porte Ouest et se
mêlèrent à la foule. C’était la fin de l’après-midi quand ils arrivèrent à destination.
Voren fut quelque peu surpris par leur réapparition.
— Ce fut rapide, commenta-t-il quand ils entrèrent dans son jardin.
— Nous avons eu de la chance, répondit Émouchet en haussant les épaules.
— Plus que de la chance, ajouta Séphrénia d’un ton sombre.
L’humeur de la petite femme ne s’était pas améliorée depuis leur départ de Dabour ; elle refusait
toujours de parler à Émouchet.